La stabilité des caractères héréditaires au cours des
générations successives est la caractéristique essentielle de la
transmission de la vie.
Il arrive cependant qu'un caractère nouveau apparaisse brusquement
dans une population jusque-là homogène et se transmette ensuite indéfiniment
comme tel. Cette variation subite appelée mutation est extrêmement rare dans
les conditions habituelles et paraît absolument fortuite.
Toutefois MULLER découvrit en 1927 que la fréquence de cet
événement peut être augmentée dans ces proportions considérables par
l'application de Rayons X sur les cellules reproductrices.
Depuis celle date on a pu montrer que tous les rayonnements
électromagnétiques (R.X., R. ?etc.) et particulaires (cosmiques, a, ß,
neutrons, etc.) capables d'ioniser fortement le milieu qu'ils traversent sont
producteurs de mutations.
Ce phénomène s'étend à toutes les formes vivantes, depuis les
bactéries et les virus jusqu'aux mammifères en passant par les végétaux et
les insectes et semble se réduire, en dernière analyse, à une modification
physico-chimique du gène.
L'échelle moléculaire à laquelle se produit ce phénomène explique
deux faits essentiels :
1) le caractère nouveau résultant d'une mutation spontanée ou
provoquée ne peut être prévu à l'avance ;
2) il n'y a pas de seuil à l'action génétique des radiations.
Sur ce dernier point, il faut citer les expériences de MARKOVITCH [1]
qui a pu calculer qu'un seul photon X, c'est-à -dire un seul quantum d'énergie
est encore capable de provoquer une transformation héréditaire dans une
bactérie lysogène.
La seule relation existant entre les mutations et la quantité
d'énergie qui les provoque est d'ordre quantitatif : la fréquence des
mutations est directement proportionnelle à la dose reçue par les cellules.
Ceci veut dire qu'une dose de 200 r par exemple produit deux fois plus de
mutations qu'une dose de 100 r : cette relation linéaire est à l'heure
actuelle expérimentalement vérifiée pour des doses allant de 25 à 600 r.
Enfin, les effets de petites doses successives sont additifs, ce qui
permet d'affirmer qu'une irradiation chronique de 0,03 r par jour pendant 30
ans (quoique parfaitement tolérée par l'individus est génétiquement aussi
active qu'une irradiation massive de 330 roentgens.
Pour évaluer les dangers résultant d'une irradiation des gonades le
moyen le plus simple et le plus représentatif est d'étudier un doublement
éventuel du taux des mutations.
La première question à résoudre est alors de savoir quelle dose
d'énergie est capable de provoquer autant de mutations supplémentaires qu'il
s'en produit spontanément.
Une réponse a minima est aisée à fournir. Nous savons en effet qu'en
raison de la radioactivité naturelle et des rayons cosmiques, nos organes
reproducteurs sont, inévitablement soumis à une dose d'énergie ionisante de
l'ordre, de 3 à 5 r accumulés au cours des 30 ans qui séparent deux
générations. En admettant, ce qui est probablement faux, que toutes les
mutations dites spontanées soient dues à cette radioactivité ambiante, il
faudrait ajouter au moins une dose supplémentaire de 3 à 5 r pour doubler le
taux des mutations.
Il ressort des expériences pratiquées sur la Souris (RUSSEL,
1952-1956 [2]), que chez cet animal la dose de doublement est beaucoup plus
élevée, de l'ordre de 45 à 50 r.
La Souris étant un mammifère comme nous, il est tentant mais
incertain d'appliquer directement ce chiffre à notre espèce. Cette
extrapolation de la Souris à l'Homme est cependant acceptable, semble-t-il, car
il est possible de comparer la dose doublante chez la Souris avec une valeur
analogue calculée chez l'homme même.
En examinant les enfants des femmes ayant survécu aux. bombardements
atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, NEEL, SCHULL et coll. (1953) et (1956)
[3] ont constaté que La fréquence des naissances mâles diminuait en fonction
de l'irradiation de la mère.
Ce même phénomène a été, retrouvé par nous à Paris. (TURPIN,
LEJEUNE et RÉTHORE, 1956) [4] dans la descendance de femmes traitées par
radiothérapie pelvienne.
En termes mathématiques ces deux séries d'observations
indépendantes mais convergentes peuvent se résumer en disant que chaque fois
qu'un r frappe les ovaires, la fréquence des garçons qui est " normalement "
de 0,515 environ, se trouve abaissée de -0, 00006 (ou peut-être un peu
plus).
Il se trouve que le seul vieillissement maternel, en dehors de toute
irradiation, produit un phénomène identique, se chiffrant par une diminution
de 0, 000336 pour un vieillissement de 5 ans (LEJEUNE et TURPIN, 1957) [5].
Supposons (et il existe des raisons expérimentales de le supposer que
ces phénomènes résultent l'un et l'autre de l'accumulation de mutations
récessives léthales sur le chromosome sexuel ; par une simple règle de trois
(LEJEUNE et TURPIN, 1957) [6] nous estimons alors que peur produire avec les
rayons X un déficit de garçons égal à celui produit par un vieillissement de
30 ans (âge moyen des mères) il faudrait exposer les ovaires à une dose de 30
r environ.
En bref nous pouvons dire que l'ordre de grandeur de la dose capable
de doubler la fréquence des mutations dans notre espèce est connu et que le
chiffre réel est sûrement supérieur à 3 r, probablement assez voisin de 30 r
et presque certainement inférieur à une centaine.
A ce propos, il n'est peut-être pas inutile de rappeler les calculs
cités par PENROSE, 1956 [7] qui permettent à COURT BROWN et DOLL d'estimer à 30 r sur la moelle la quantité d'énergie ionisante capable de doubler la
fréquence des leucémies.
Envisageons maintenant les répercussions d'un éventuel doublement de
la fréquence des mutations sur la santé de nos descendants.
Schématiquement le nombre des tares génétiques actuellement
présentes dans une population est le résultat d'un équilibre entre le nombre
de mutations nouvelles apparaissant à chaque génération et la rapidité de
leur disparition en raison du faible taux de reproduction des individus
tarés.
Il est d'ailleurs possible que cet équilibre tende déjà à se
déplacer du fait des progrès de la médecine qui, par des thérapeutiques de
plus en plus efficaces, autorise la survie et même la reproduction de malades
pourtant très handicapés. Le cas du diabète illustre bien ce propos.
On conçoit, dès lors, que toute augmentation de la fréquence des
mutations aura pour corollaire une augmentation identique de la fréquence des
malades.
C'est ainsi que si l'irradiation chronique venait ajouter une
quantité égale de mutations nouvelles à l'inévitable fardeau des mutations
spontanées on verrait doubler la fréquence des maladies dominantes ou liées
au sexe en une ou deux générations selon le désavantage sélectif de la
tare.
En termes concrets, une dose gonade de 30 r répartie sur 30 ans
donnerait (entre autres) en une soixantaine d'années environ deux fois plus de
nains achondroplases, d'aveugles par rétino-blastome ou an iniridie, d'idiots
par sclérose tubéreuse, d'infirmes par myopathie de Duchéne ou par
amytrophie de Charcot Marie, et d'hémophiles, que nous n'en comptons
actuellement dans notre pays.
Les tares récessives n'apparaissant que lorsque le père et la mère
transmettent le même gène défavorable à l'enfant, verraient-elles aussi leur
fréquence double, mais beaucoup plus lentement. On peut calculer qu'il
faudrait une dizaine on une centaine de générations pour atteindre ce nouvel
équilibre. Cette prévision à une échéance de l'ordre de mille ans dépasse
évidemment de beaucoup la portée des pronostics médicaux habituels.
La stérilisation progressive de l'espèce est, par contre,
extrêmement peu probable (du moins aux doses envisagées), ainsi que nous
l'avons montré précédemment (TURPIN et LEJEUNE, 1955) [9].
Enfin, une éventuelle accoutumance aux radiations a été récemment
écartée par les expériences, de K. G. LÜNING et Sten JONSSON, 1956 [8].
Pour résumer brièvement les données essentielles que nous veinons
de passer en revue, nous pouvons conclure que du point de vue génétique toute
dose d'énergie ionisante venant s'ajouter à l'irradiation naturelle doit être
considérée comme nuisible et par conséquent évitée, autant qu'il est
possible.
Parmi les sources artificielles d'énergie ionisante oui peut séparer
les usage militaires (bombes et retombées radioactives), les usages
industriels (énergie atonique, substances luminescentes, etc...) et les usages
médicaux qui seuls mous intéressent ici.
La radiologie médicale a pris un tel développement dans les pays
civilisés que la dose/gonade délivrée au cours des seuls examens de
diagnostic (toute radiothérapie mise à part) s'élèverait à un ou 3
roentgens/30 ans par habitant, selon les pays. C'est-à -dire que l'activité
normale de la médecine aurait déjà doublé la quantité de radiation frappant
nos gonades dans l'intervalle qui sépare deux générations.
Le péril génétique impliqué par l'usage des radio-isotopes est
incomparablement plus faible.
Lorsqu'il s'agit de traitements par l'iode 131 ou le 22P
les malades ont en général dépassé l'âge de la procréation, et c'est
seulement au cours des examens de dépistage de troubles thyroïdiens à l'iode
131 qu'un risque peut être couru, puisqu'alors les sujets peuvent être très
jeunes.
Toutefois, les doses/gonades résultant de tels examens sont en fais
extrêmement faibles, de l'ordre d'un millième de roentgen.
Du strict point de vue génétique l'usage actuel des radio-isotopes
petit donc être considéré comme actuellement sans danger.
Il n'en est probablement pas de même pour les mutations somatiques
(cancers, leucémies, anémies, etc...), mais il s'agit là d'un problème déjà envisagé par le Dr TUBIANA et sur lequel je ne voudrais pas revenir.
Bien que le risque reste faible, le thérapeute moderne doit en être
averti et se souvenir que si les techniques mettant en jeu l'énergie ionisante
augmentent considérablement son pouvoir, elles agravent aussi ses
responsabilités.
Le " primum non nocere " ne s'applique plus alors au seul malade, mais
doit s'étendre à l'ensemble de sa descendance à venir.
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Resumen
La energia ionizante produce mutaciones en el hombre y la mayor parte
de ellas son desfavorables. No existe principio de acción y todo aumento de la
radioactividad ambiente lleva en sí un riesgo directamente proporcional a la
dosis. Serían necesarias, probablemente unas treinta roentgens sobre las
gonadas para doblar la frecuencia actual de las mutaciones.
La práctica radiologica entrega ya a las gonadas humanas una dosis
(de aproximadamente 1 a 3 r) immediala a la que depende de la radioactividad
natural y de los rayon cósmicas.
Los radio-isotopes determinando una irradiación mucho menos fuerte,
pero el terapeutico debe acordarse de que en ello está en juego no sólo el
porvenir del enfermo sino también el de su eventual descendencia.
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Bibliographie
(1) MARKOVITCH. - Quantitative biological test sensitive to low doses
of ionizing Radiations. Nature, 1954, 174, 796.
(2) RUSSEL. - Comparison of X-Ray induced mutation rates in
Drosophila and mice. Amer. Nautural, 1956, XC, 850, 69-80.
(3) NEEL et SCHULL. - The effect of exposure to the atomic bomb on
pregnancy termination in Hiroshima and Nagasaki. Science, 1953, 118,
537-541.
NEEL et SCHULL. - The effect of exposure to the atomic bomb on
pregnancy termination in Hiroshima and Nagasaki. PubL. Ac. Scienc., 1956,
U.S.A., Public. 461.
(4) TURPIN, LEJEUNE et RETHORE. - Etude de la descendance de sujets
traités par radiothérapie pelvienne. 1er Congrès de génétique humaine.
Copenhague, 1956. Acta Genetica et Statistica Medica.
(5) LEJEUNE et TURPIN. - Influence de l'âge des parents sur la
masculinité des naissances vivantes. C. R. Académie des Sciences, avril 1957,
244, 1833.
(6) LEJEUNE et TURPIN - Mutation radio-induites chez l'Homme et dose
de doublement. Sur la validité d'une estimation directe. C. R. Académie des
Sciences, 6 mai 1957.
(7) PENROSE (L. S.). - Mutation in Man. 1er Congrès International de
Génétique Humaine, Copenhague, 1956. Act. Genet. Statist. Med., 1956.
(8) LUNING (K. G.) et sten JONSSON. - Does there exist mutational
adaptation to chronic irradiation. Comité scientifique des Nations Unies.
Document : A/AC 82/G/R69.
(9) TURPIN et LEJEUNE. - Influence possible sur la stabilité du
patrimoine héréditaire humain de l'utilisation industrielle de l'énergie
ionisante. Bull. Acad. Nat. médecine, 1955, p. 104.
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