Les caractères héréditaires sont doués d'une continuité dans le
temps extrêmement remarquable, et c'est cette stabilité des gènes qui permet
la persistance des espèces et des races au cours des générations.
Cependant, il peut apparaître brusquement, dans une lignée
homogène, un individu porteur d'un caractère nouveau, d'emblée transmissible
qui s'inscrit ensuite définitivement dans le patrimoine de sa descendance.
Un exemple frappant (la plupart des mutations que nous envi-sagerons
tout à l'heure sont beaucoup moins spectaculaires) est celui de la famille
Lambert (fig. 1).
 Fig. 1. - La famille LAMBERT : icthyosis
hystrix gravior. En 1716, la femme d'un cultivateur du Suffolk, nommé LAMBERT,
mit au monde un fils atteint d'une maladie cutanée consistant en excroissances
cornées recouvrant toute la peau, excepté la tête, la face, la paume des
mains et la plante des pieds. Ces formations ressemblaient très vaguement à des pointes de porc-épic et commencèrent à se manifester vers la 7e semaine
de la vie. Cet enfant, Edward LAMBERT, fut présenté à la Royal Society de
Londres en 1731 et revu en 1755. Son fils et ses ascendants, qui pré-sentaient
tous la même affection, furent ensuite présentés devant diverses académies
scientifiques euro-péennes et gagnèrent leur vie en s'exhibant dans les
foires comme " hommes porcs-épics ". L'arbre généalogique ci-dessus, dressé
par PENROSE et STERN (L. S. PENROSE et CURT STERN. - Reconsideration of the
Lambert pedigree (Ichtyosis hystrix gravior). Ann. Hum. Genet., 1958, 22,
258-283), doit être considéré comme beaucoup plus exact que celui proposé
en 1933 par COCKAYNE.
Sans interpréter le mode de transmission exact de cette affection,
nous pouvons tirer quelques enseignements de cette histoire fami-liale
extraordinaire.
Tout d'abord, le caractère nouveau apparaît brusquement sans aucune
raison apparente.
Il est d'emblée héritable comme tel.
Enfin, sa propagation dans l'espèce n'est réglée que par les aléas
de la reproduction. Dans le cas étudié, le premier succès de curiosité
passé, les individus porcs-épics ne pouvaient guère soutenir la "
concurrence matrimoniale " des sujets normaux. C'est pourquoi chacun d'eux
n'eut qu'une descendance très restreinte et le dernier ne se maria point. Il
est juste de remarquer que ces sujets jouissaient d'une excellente santé et
que le nombre de leurs descendants ne fut réduit que par une sélection qu'on
pourrait appeler phénotypique.
Haut
La notion de mutation
Ainsi qu'il ressort de l'exemple précédent et de toutes les
don-nées expérimentales, on peut définir la mutation comme un chan-gement
brusque, d'emblée transmissible et définitivement stable.
La théorie chromosomique de l'hérédité (Voir fasc. 4140 AB, p. 5)
permet de penser que ce changement apparent est dû à une modification d'une
certaine portion d'un chromosome, portion qui contient le ou les gènes
déterminant ce caractère.
On peut diviser les mutations en trois grands groupes, selon qu'elles
intéressent une fraction plus ou moins importante du ma-tériel héréditaire,
mais, dans ce qui va suivre, nous n'envisagerons que les mutations dites
ponctuelles, c'est-à -dire n'intéressant qu'un segment chromosomique
extrêmement restreint, invisible à l'exa-men microscopique.
Caractères des mutations géniques
De l'immense accu-mulation de faits observés chez tous les
organismes vivants, trois considérations générales peuvent être
retenues.
a) Fortuite. - Les mutations sont fortuites par
nature, c'est-à -dire que le changement génétique n'est pas dirigé par un
aspect particulier du milieu ou de la physiologie de l'organisme dans lequel
elles se produisent. Autrement dit, les mutations ne sont pas adaptatives, mais
sont des modifications imprévisibles. Les effets d'adaptation apparente ne
sont que le résultat de la sélection des mutations compatibles avec la survie
dans un milieu donné.
b) Stabilité. - Après son apparition, une
mutation est défini-tivement stable et constitue un nouveau gène, au même
titre que le gène précédent dont elle est issue par modification. Il
n'existe aucune possibilité de réparer une mutation, si ce n'est par un
nouveau processus mutationnel (mutation reverse).
c) Fréquence. - Les mutations sont des
phénomènes très rares, ce qui correspond à la stabilité des caractères
héréditaires, mais la fréquence de leur apparition est un caractère
mesurable. Certains gènes mutent plus souvent que d'autres, mais, pour un
gène donné et dans des conditions expérimentales précises, les mutations se
reproduisent à une fréquence constante.
d) Valeur sélective. - Ainsi qu'il a été dit,
les mutations sont des modifications fortuites de l'activité biochimique des
gènes. Comme les gènes très répandus dans les populations humaines ont
été sélectionnés au cours des millénaires, il est très peu probable qu'un
changement non dirigé se trouve être d'emblée bénéfique pour l'individu.
Ceci explique que l'immense majorité des muta-tions observées soient
défavorables et très souvent incompatibles avec la vie. Ceci ne veut pas dire
qu'il ne puisse exister de muta-tions favorables, d'ailleurs très difficiles à mettre en évidence sur des organismes tel que l'homme, mais, plus
généralement, que le résultat global de ces changements du patrimoine
héréditaire a des conséquences immédiates défavorables.
Depuis les découvertes de MULLER, en 1927, sur la production
expérimentale des mutations, on peut opposer schématiquement, d'après leur
agent causal, d'une part les mutations naturelles ou spontanées, d'autre part
les mutations provoquées.
Haut
Les mutations naturelles
Par mutations naturelles ou spontanées on entend les mutations se
produisant inévitablement dans le cours naturel de la vie et déterminées par
des facteurs en dehors du contrôle de l'observateur.
Les causes des mutations naturelles peuvent être groupées en trois
catégories :
1) la radioactivité ambiante et le rayonnement cosmique (qui
correspond grossièrement à 3 rœntgens environ accumulés au cours des trente
ans qui correspondent au cycle de reproduction de l'espèce humaine) ;
l'importance de ce facteur sera discutée aux paragraphes suivants (Voir
Mutations provoquées) ;
2) l'agitation thermique des molécules, très probablement ca-pable
de produire des bouleversements imprévisibles de la molé-cule génique;
3) les processus chimiques intracellulaires, probablement
sus-ceptibles de donner lieu à l'apparition de substances mutagènes (Voir
Mutations provoquées).
Selon que la mutation est dominante ou récessive, autosomique ou
liée au sexe, sa détection est plus ou moins délicate, ce qui conduit à des
méthodes d'estimation spéciales pour chacun de ces cas.
Il est bon de rappeler que la fréquence des mutations est tou-jours
comptée par gène et par génération, c'est-à -dire que la fré-quence ou le
taux de mutation d'un gène donné est mesuré par le rapport :
m = nombre de gènes nouveaux apparus dans une génération / nombre
total de gènes (nouveaux + normaux) transmis à cette génération.
Haut
Mutation dominante
Dans ce cas, le plus facile, tout indi-vidu atteint et né de
parents indemnes est le résultat d'une muta-tion nouvelle, c'est-à -dire que
pour mesurer la fréquence de cette mutation il suffit de compter, parmi un
grand nombre d'enfants, le nombre de sujets atteints nés de parents indemnes
d'où on tirera :
2m = tarés nés de parents indemnes / (population étudiée -
individus nés de parents tarés).
On écrit ici 2m car les tarés ne portent qu'un seul gène muté
(et un allèle normal), alors que chacun des individus recensés porte deux
gènes normaux.
C'est ainsi que MÖRCH (1941) a relevé 10 achondroplases sur 94.075
naissances enregistrées dans un hôpital de Copenhague. De ces 10
achondroplases, 2 étaient issus d'un parent atteint de la même affection et
les 8 autres avaient des parents normaux. Ces 8 cas provenaient donc d'une
mutation nouvelle, et la fréquence m pouvait s'écrire :
2m = 8/94073 ou m = 4,2 x 10-5.
Ce calcul, le plus aisé et le plus fidèle de tous ceux qui seront
envisagés ici, peut cependant être sujet à deux sortes d'erreur :
a) la pénétrance de la tare peut être incomplète, c'est-à -dire
que certains parents hétérozygotes transmettent la tare alors qu'ils sont
apparemment indemnes; une étude soigneuse des arbres généalogiques permet,
le plus souvent, de tenir compte de ce facteur (Voir Etude statistique des
pédigrés, fasc. 4140 C10, p. 11);
b) certaines embryopathies, non héréditaires, peuvent simuler le
caractère héréditaire et réaliser des " phénocopies "; cette dernière
éventualité ne peut guère être définitivement écartée, mais semble assez
rare lorsqu'il s'agit d'un syndrome bien identifié.
Une seconde méthode d'estimation, indirecte celle-ci peut être
tentée à partir des données précédentes. Supposons que la fréquence de
l'achondroplasie ne varie pas depuis quelques siècle dans la population
étudiée. Comme on sait que les achondroplastes ont une fertilité très
réduite par rapport à celle des individus normaux, nous devons supposer que
des mutations du gène normal vers le gène de l'achondroplasie viennent
compenser la diminution de fréquence de ce gène du fait de son faible taux de
reproduction. C'est ainsi que si f = le taux de reproduction du gène muté par
rapport au taux de reproduction du gène normal, on peut écrire : m = (1 - f)
q où (1 - f) représente le "désavantage sélectif" et q la fréquence du
gène dans la population, soit :
2q = nombre de tarés / nombre total d'individus [2]
le facteur 2 résultant du fait que le gène muté est présent à un
seul exemplaire, alors que tous les individus sont diploïdes. Dans le cas
déjà cité de MÖRCH, cet auteur a calculé que f = 0,2. D'où :
m = (1 - 0,2) x 10/95.075 x 1/2 = 4,2 x 10-5.
La concordance de ces deux estimations différentes montre que la
méthode indirecte est relativement exacte, mais nous envisage-rons plus
précisément ce fait en étudiant les mutations récessives.
Haut
Mutations récessives
Un gène récessif issu d'une mutation nouvelle se transmet, en
général, à l'état hétérozygote; et ce n'est que par rencontre fortuite
d'un allèle identique qu'il peut provo-quer l'apparition de la tare. C'est
donc seulement d'une union d'hétérozygotes apparemment sains que naîtront
les tarés ou, par-fois, de l'union d'un hétérozygote et d'un homozygote.
Malgré cette difficulté, l'hypothèse de la stabilité de la
fré-quence de la tare au cours des siècles peut nous permettre d'estimer la
fréquence des mutations. A l'extrême, si les tarés ne se reproduisent
jamais, chaque mort individuelle entraîne la disparition de 2 gènes mutés.
Il faut donc que 2 gènes identiques apparaissent par mutation à la même
génération pour que la fréquence reste stable. Plus généralement, si les
tarés ont un taux de reproduction de f (par rapport au taux de reproduction
des individus normaux) on peut écrire (3) : m = (1 - f) q2 où
q2 est la fréquence de la tare, soit :
q2 =nombre de tarés / nombre total d'individus [3]
II est bon, cependant, de souligner que même si l'hypothèse (non
démontrable) de la stabilité de fréquence de la tare est vraie, la valeur de
m peut être faussée de deux façons :
On sait que la consanguinité favorise l'apparition des tares
récessives et, par conséquent, la fréquence de la tare peut varier
grandement d'une fraction de la population à une autre, selon le degré
d'endogamie qu'elle présente.
Par ailleurs, l'équilibre génétique entre mutations nouvelles et
disparition par sélection peut être déplacé du fait que le taux de
reproduction des hétérozygotes peut n'être pas identique à celui des
homozygotes normaux. On peut facilement montrer que si les hétérozygotes ont
relativement plus d'enfants que les homozygotes normaux, le taux de mutation
est, en réalité, plus faible que ne l'indique la formule 3. Par contre, si
l'inverse est vrai, le taux réel de mutation est, en fait, beaucoup plus
élevé.
Malgré ces restrictions, les évaluations du tableau II sont assez
concordantes pour qu'on puisse accorder une certaine confiance à leur ordre de
grandeur, si ce n'est à leur valeur absolue.
Haut
Mutations liées au sexe
Les hommes ne possédant qu'un seul X, la mutation s'extériorise
toujours chez eux, alors que les femmes, le plus souvent hétérozygotes, sont
apparemment saines.
On peut alors écrire, toujours dans l'hypothèse de l'équilibre
génétique, que
m = 1/3 (1 - f) X
où (1 - f) est le désavantage sélectif des mâles tarés, X est
la fré-quence des mâles tarés; le facteur 1/3 tenant compte du fait que 1
gène sur 3 seulement est présent chez les hommes (du fait des deux X
féminins) et ainsi soumis à la sélection.
En dépit de toutes les difficultés qui limitent les estimations
des taux de mutation, il est intéressant de comparer les divers résultats
actuellement obtenus, consignés dans les deux tableaux ci-joints.
Tableau I. - Estimation des taux de mutation spontanée de
quelques gènes humains.
Caractère | Taux de mutations p. un million de loci
par génération | Région | Source |
HÉRÉDITÉ DOMINANTE |
EpiloÏa | 8 | Angleterre | GUNTHER et
PENROSE |
Chondrodystrophie | 45 | Danemark | MÖRCH |
70 | Suède | BÖÖK |
Aniridie | 5 | Danemark | MOLLENBACH |
Microphtalmie (sans anomalie
mentale). | 5 | Suède | SJÖGREN et LARSSON |
Rétinoblastome | 15 | Angleterre | PHILIP et
SORSBY |
23 | U.S.A. | NEEL et FALLS |
4 | Allemagne | VOGEL |
Albinisme partiel et
surdité | 4 | Hollande | WAARDENBURG |
HÉRÉDITÉ LIÉE AU SEXE |
Hémophilie | 20 | Angleterre | HALDANE |
32 | Danemark | ANDREASSEN |
27 | Suisse et Danemark | VOGEL |
Dystrophie
musculaire | 95 | U.S.A. | STEPHENS et TYLER |
Pseudo -
hypertrophique | 45 | Irlande du Nord | STEVENSON |
43 | Angleterre | WALTON |
Tableau II. - Estimations indirectes du taux de mutation
spontanée d'après l'hypothèse d'une hérédité récessive.
Caractere | Fréquence mutations p. un million de
loci par génération. | Région | Source |
Idiotie amaurotique familiale
(juvénile) | 38 | Suède | HALDANE |
Albinisme | 28 | Japon | NEEL et
coll. |
Icthyose congénitale | 11 | Japon | NEEL
et coll. |
Achromatopsie totale | 28 | Japon | NEEL
et coll. |
Idiotie amaurotique familiale
(infantile) | 11 | Japon | NEEL et coll. |
Myatonie
congénitale | 20 | Suède | BÖÖK |
Epidermolyse
huileuse | 50 | Suède | BÖÖK |
Sclérose kystique du
pancréas | 700 | U.S.A. | GOODMAN et REED |
Anémie
drépanocytaire | 10.000 | U.S.A. | NEEL |
Thalassémie | 400 | U.S.A. | NEEL |
Diplégie
spastique | 2.000 | Suède | BÖÖK |
Microcéphalie | 49 | Japon | KOMAI et
coll. |
Phénylcétonurie | 25 | Angleterre | PENROSE |
Schizophrénie | 500 | Angleterre | PENROSE |
(D'après L. S. PENROSE : Mutations chez
l'homme, in " Effets génétiques des radiations chez l'homme", O.M.S. édit.,
Genève, 1957.) |
Haut
Les mutations provoquées
Avant d'aborder l'étude des agents mutagènes et de leur action il
est bon de préciser que les mutations provoquées, du moins en ce qui concerne
les mutations factorielles, les plus importantes pour notre propos, sont d'une
nature identique aux mutations naturelles. Comme elles, elles sont fortuites,
définitives et, en règle générale, défavorables. On a longtemps supposé
que les mutations provoquées étaient plus graves et plus extrêmes que les
mutations spontanées, mais cette hypothèse n'a pu être démontrée et on
peut admettre provisoirement l'identité de ces deux types de mutations.
Haut
Les agents mutagènes
Depuis les découvertes de H. J. MULLER en 1927, on sait que les
rayons X sont capables de pro-voquer des mutations dans les cellules qu'ils
traversent. Cepen-dant, les rayons X sont loin d'être les seuls agents connus,
et il est possible d'établir trois grandes catégories de mutagènes :
- les agents physiques,
- les agents chimiques,
- enfin, faute d'un meilleur terme, les agents que nous appel-lerons
spécifiques.
a) Agents physiques
Sur de très nombreux organismes, allant des champignons aux
végétaux supérieurs et des infusoires aux mammifères, on a pu montrer que
tous les rayonnements, corpusculaires ou électromagnétiques, capables
d'ioniser fortement le milieu qu'ils traversent, sont mutagènes :
- rayonnements radioactifs : tels que rayons alpha ou bêta ou
gamma ;
- rayonnements électromagnétiques : rayons X ;
- rayonnements corpusculaires : rayons cosmiques, neutrons,
etc.
A ces agents on peut ajouter l'ultraviolet de moins de 313 mµ,
qui n'agit, semble-t-il, que par résonance moléculaire et non par ionisation
du milieu. En fait, les ultraviolets ont un très faible pouvoir de
pénétration et ne sont pas génétiquement actifs chez l'homme.
L'action mutagène des rayonnements ionisants a tout d'abord été
rapportée à l'ionisation même qu'ils produisent à l'intérieur des cellules,
et on a pensé que ces ions étaient capables d'entrer en combinaison avec les
molécules géniques et d'entraîner ainsi des mutations. Cependant, on pense,
à l'heure actuelle, que l'effet pri-maire des rayonnements ionisants est la
formation, par l'intermé-diaire des ions, de radicaux actifs qui sont des
morceaux de molé-cules, électriquement neutres mais dont toutes les liaisons
de covalence ne sont pas saturées. C'est ainsi qu'à partir de l'eau HOH on
obtient des radicaux OH et l'hydrogène atomique H. La vie de ces radicaux est
extraordinairement brève car ils se recombinent presque immédiatement avec
les molécules voisines. Ces recombi-naisons à l'intérieur des molécules
géniques entraîneraient les remaniements structuraux, substrats de la
mutation.
Quoi qu'il en soit, l'action mutagène du rayonnement ionisant est
amplement démontrée et a permis d'établir une loi empirique d'une importance
biologique extrême.
La fréquence des mutations induites par une quantité d'énergie
ionisante (on mesure l'énergie en rœntgens, 1 r = quantié de rayons X
capable d'induire, par électrons secondaires, l'unité électrostatique de
charge dans 1 cm2 d'air à 0° et 760 mm de Hg.) donnée est directement
proportionnelle à cette quan-tité d'énergie.
En termes concrets, ceci exprime que si on irradie des
sperma-tozoïdes de drosophile avec 2.000 r, et qu'on observe une fréquence de
5 % de mutations léthales liées au sexe dans la descendance, une irradiation
double, de 4.000 r, en donnera 2 fois plus, soit 10 %.
L'importance de cette relation linéaire est double :
- d'une part, elle permet, par un artifice de calcul connu sous le
nom de " théorie de la cible ", d'estimer le volume sensible du gène,
estimation qui est en assez bon accord avec les données cyto-génétiques;
- d'autre part, elle permet de penser qu'il n'y a pas de seuil à l'action mutagène des rayonnements et que toute dose, si faible soit-elle,
conserve un certain pouvoir mutagène.
A ce propos, si la droite de la figure 2 manque de précision pour
les très petites doses, il a pu être démontré par MARCOVICH (1954) que des
doses extrêmement faibles étaient encore actives, et que. dans le cas du
prophage de certaines bactéries lysogènes, l'énergie d'un seul photon de
rayon X était suffisante pour provoquer une induction.
Enfin, de multiples expériences ont montré que les effets de
petites doses sont additifs (dans la mesure où les cellules irradiées sont
bien les mêmes et sont dans un état physiologique constant), et qu'à dose
totale égale de petites doses répétées sont génétique-ment aussi actives
qu'une irradiation brutale de courte durée.
A côté des rayonnements ionisants proprement dits, il faut
inclure toutes les substances radioactives dont l'incorporation dans la cellule
entraîne une irradiation in situ.
 Fig. 2. - D'après les
données de TIMOFEEFF-RESSOVSKY, Strahlenther, 1934, 49, 463-478.
b) Agents chimiques
En 1942, AUERBACH et ROBSON montrèrent que l'ypérite ou gaz
moutarde (dont les dérivés sont employés depuis comme caryolytiques dans les
néoplasmes) était capable de produire des mutations. Depuis, de très
nombreux agents chimiques, en particulier les époxydes, les peroxydes et les
subs-tances carcinogènes ont été reconnus mutagènes. Il n'existe pas de
ressemblance chimique proprement dite entre ces différents com-posés, si ce
n'est qu'ils sont tous extrêmement réactifs. Ce fait est à rapprocher de ce
qui a été dit précédemment de l'action chi-mique des radiations par
l'intermédiaire des radicaux actifs.
Au total, il ne semble pas y avoir un fossé infranchissable entre
le mode d'action des agents mutagènes, physiques et chimiques, le résultat de
leur action étant toujours une recombinaison de l'édifice atomique
constituant la molécule génique.
c) Agents spécifiques
Certaines substances semblent capa-bles de provoquer des mutations
dirigées. C'est ainsi que l'acide désoxyribonucléique, constituant
l'essentiel des chromosomes, est capable, au moins chez les bactéries, de
provoquer des mutations dans un sens défini (transformation des pneumocoques,
transduction chez le bactériophage). Par ailleurs, certains antisérums
spéci-fiques produiraient des mutations spécialement fréquentes d'un gène
particulier chez Neurospora. Enfin, il est possible d'obtenir, chez Escherichia
Coli, des mutations par carence en thymine des variétés qui ne savent pas
synthétiser cette base (COUGHLIN et ADELBERG, 1956), et chez le bactériophage
(LITMAN et PARDEE, 1956) d'augmenter le taux de mutation en ajoutant du
5-bromouracile qui se substitue à la thymine dans la synthèse de l'A.D.N.
Au total, ces agents spécifiques semblent agir très
différemment des agents physiques et chimiques étudiés précédemment en ce
sens que leur mode diction paraît être la fabrication, par la cellule, d'un
acide désoxyribonucléique anormal, soit par incorporation d'un fragment
étranger (transformation, transduction), soit par utilisation d'une molécule
non adéquate (5-bromouracile au lieu de thymine).
On ne peut dire, à l'heure actuelle, quel rôle jouent ces agents
spécifiques dans la production des mutations naturelles, mais ces études sont
d'une importance primordiale dans la compréhension des phénomènes
génétiques à l'échelle moléculaire.
Les antimutagènes
En 1947, THODAY et READ montrèrent que l'oxygénation du milieu
augmente la fréquence des ruptures chromosomiques dans les cellules
irradiées. BAKER et SGOURAKIS (1950) retrouvèrent cet effet sur la fréquence
des mutations induites.
En règle générale, on peut définir l'effet oxygène en disant
que pour une dose de rayons X donnée, l'anoxie des cellules diminue le nombre
de mutations produites, alors que la suroxygénation l'augmente. Il existe,
cependant, des exceptions et, de toute façon, l'effet antimutagène de
l'anoxie diminue d'un facteur, de deux au plus l'effet des radiations.
Par ailleurs, les substances radio-protectrices, telles que la
cystamine et la cystéamine et d'autres dérivés thiolés, exercent, elles
aussi, une action radio-protectrice qui, pour certains auteurs, se réduirait à une véritable action anti-oxygène.
Cependant, certains autres radio-protecteurs semblent agir en
dehors de tout effet oxygène.
L'étude de ces radio-protecteurs vient consolider la théorie
selon laquelle les radiations ionisantes agiraient par l'intermédiaire de
substances chimiquement actives.
Haut
Le danger pour l'homme des mutations
provoquées
L'irradiation artificielle des populations humaines, du fait des
développements de la radiologie médicale et de l'énergie atomique, pose le
problème de savoir quels dangers génétiques cette irradia-tion artificielle
peut avoir pour notre espèce.
Haut
Les sources d'irradiations artificielles
Les sources médi-cales allant des examens de radio-diagnostic aux
traitements radio-thérapiques et à l'usage des radio-isotopes, représentent,
à l'heure actuelle, la part la plus importante de cette irradiation
artificielle. C'est ainsi que des enquêtes faites en Angleterre et aux
Etats-Unis indiquent que l'usage médical des rayons X entraîne une
irradia-tion moyenne des organes sexuels de l'ordre de 1 à 5 rœntgens
accumulés au cours des trente ans qui séparent deux générations.
Le simple exercice de la médecine aurait donc doublé
l'irradia-tion moyenne des gonades humaines puisque la radioactivité
ter-restre et les rayons cosmiques ne délivrent qu'une dose de 3 à 5 r dans le
même intervalle de trente ans.
Par comparaison, les explosions expérimentales d'engins
nucléai-res conduisent à une retombée radioactive qui correspondrait à une
dose gonade/30 ans beaucoup plus faible de 0,02 r à 0,5 r au plus.
De nombreuses autres sources de rayonnement ionisant se répan-dent
progressivement : tubes cathodiques, peintures lumineuses, etc., mais
représentent une très faible irradiation.
Cependant, le développement de l'énergie atomique, même à des
fins pacifiques, pose de très nombreux problèmes, tant pour la protection du
personnel que par la contamination possible des environs par les déchets
radioactifs.
Haut
La notion de dose de doublement
Pour obtenir une première mesure de l'importance de ces mutations
provoquées il convient de parler de la dose capable de doubler la fréquence
actuelle du taux des mutations, c'est-à -dire de provoquer autant de mutations
radio-induites qu'il s'en produit naturellement.
Plusieurs méthodes d'estimation de cette dose de doublement ont
été proposées.
Chez la souris, 1 r provoque 2 x 10-7 mutations par gène
et par génération (RUSSEL, 1952). Si l'homme avait la même sensibilité que
la souris, 50 r produiraient 10-5 mutations, ce qui est à peu près
l'ordre de grandeur de la mutabilité naturelle (Voir Mutations
naturelles).
Par ailleurs, une analyse indirecte de données exclusivement
humaines a permis à LEJEUNE et TURPIN (1957) de calculer une dose de doublement
de 30 r.
Très généralement, on peut dire que l'estimation la plus
plau-sible de cette dose est de 30 r, qu'elle ne peut être inférieure à 5 r
(irradiation naturelle) et qu'elle ne peut guère être supérieure à 100
r.
Ces estimations conduisent à penser que les quelque 2 ou 3 r déjà délivrés par l'exercice normal de la médecine ne sont nulle-ment
négligeables. Toute irradiation directe ou indirecte des gonades doit être
strictement évitée par une protection adéquate du sujet, et, plus
généralement, toute irradiation non strictement indispensable doit être
proscrite.
Haut
Retentissement démographique d'un doublement éven-tuel
du taux des mutations
On sait que la plupart des mutations provoquées sont récessives et
que la plupart de ces der-nières sont léthales. Tant que ces mutations
récessives léthales n'ont aucun effet sur les porteurs hétérozygotes et
interdisent seulement le développement des -œufs homozygotes, elles ne
peuvent produire qu'une stérilité relative, non décelable chez l'homme.
De même, les mutations récessives provoquant une affection très
grave (oligophrénie phényipyruvique, par exemple) ne sont guère redoutables.
L'augmentation de la fréquence du gène serait si lente qu'il faudrait
quelques millénaires pour que le nombre des malades fût doublé.
Par contre, dans les affections dominantes liées au sexe,
l'accrois-sement serait immédiatement sensible et, pratiquement, si le taux de
mutations se trouvait doublé du fait des radiations, la fréquence des malades
doublerait en deux ou trois générations, c'est-à -dire en moins d'un
siècle.
Enfin, comme l'ont fait remarquer TURPIN et LEJEUNE (1955), la
plupart des prédispositions morbides et des affections constitu-tionnelles
mineures .semblent, elles aussi, sous la dépendance de mutations
dominantes.
Si cela se révélait exact, le doublement de la mutabilité
spontanée aurait un retentissement, peut-être catastrophique, sur la santé
publique en quelques générations. En effet, la rançon des progrès de la
médecine est que toute sélection naturelle à l'encontre de ces tares mineures
est pratiquement abolie chez l'homme dans les pays civilisés, et que toute
mutation de ce type a désormais toutes chances de s'inscrire définitivement
dans notre patrimoine héré-ditaire.
En conclusion, bien qu'une estimation précise du danger des
mutations radio-induites ne puisse être proposée, tous les moyens de
protection doivent, dès maintenant, être mis en œuvre pour réduire au plus
bas niveau possible l'irradiation artificielle des populations humaines.
Haut
Mutations somatiques et cancer
Il n'a été fait mention, jusqu'ici, que des mutations s'inscrivant
dans la lignée germinale et, de ce fait, capables d'être transmises à la
descendance. On sait, cependant, que les cellules somatiques sont, elles aussi,
sensibles aux agents mutagènes et que des muta-tions s'y produisent aussi. Ces
mutations sont plus difficilement décelables car, pour être observable, une
mutation donnée doit se produire dans une cellule capable de la manifester. Il
est facile de concevoir qu'une cellule de l'épidémie qui serait porteuse de
la mutation de l'achondroplasie ne serait pas reconnaissable d'entre ses
voisines. Par contre, si une mutation de ce genre avait eu lieu à un stade
très précoce de l'embryogenèse, une grande partie de l'individu s'en serait
trouvée porteuse. Ce fait explique les ano-malies embryologiques provoquées
par les rayons X sur le fœtus in utero.
Cependant, certains caractères très généraux peuvent être
déce-lables dans les cellules somatiques. C'est ainsi que les néoplasmes,
dont le caractère le plus évident est une hypertrophie du pouvoir de
reproduction de la cellule, ont peut-être pour point de départ une mutation
somatique particulièrement " favorable " à l'échelle de la cellule.
Les expériences chez l'animal ont montré qu'une dose de 800 r, par
exemple, peut provoquer des leucémies chez la souris. Chez l'homme, les
relations entre la leucémie et l'irradiation de la moelle osseuse ont été
mises en évidence, d'une part chez les survivants des bombardements atomiques,
d'autre part chez les sujets traités par radiothérapie pour arthrose
rhumatismale (Voir tableaux III et IV).
Dans ce déterminisme de la leucémie, il ne semble pas y avoir
d'effet de seuil (Voir Agents physiques) et une étude de ces données a permis
à COURT-BROWN et DOLLS de calculer une dose de dou-blement de 30 r, venant
ainsi renforcer les estimations rapportées plus haut.
De nombreux autres cas de cancers provoqués par les rayonne-ments
sont trop connus pour être décrits ici : cancers et leucémies des
radiologues, cancer pulmonaire des mineurs des mines d'ura-nium, cancer
maxillaire des peintres de cadrans lumineux, etc.
Il serait, certes, prématuré de conclure que tous les cancers sont
d'origine mutationnelle et d'imputer l'augmentation récente de la fréquence
des leucoses de l'enfant, par exemple, à la seule irra-diation artificielle. Il
faut, cependant, insister sur les graves effets à longue échéance des
rayonnements ionisants, et le médecin doit être pleinement conscient de ces
dangers lorsqu'il utilise des appa-reils faisant appel à cette forme de
l'énergie.
Tableau III. - L'incidence des leucémies parmi les survivants
de l'explosion de la bombe atomique d'Hiroshima, à différentes distances de
l'hypocentre (personnes dont la résidence était à Hiroshima).
Distance de l'hypocentre à l'heure de l'explosion
(m.) | Nombre au 1.10.50 | Nombre de cas de
leucémie | Incidence par 10.000 personnes (total des
cas) |
confirmés | suspects |
moins de
1.000 | 1.250 | 16 | 0 | 128,0 |
1.000-1.499 | 10.350 | 28 | 1 | 28,0 |
1.500-1.999
| 18.450 | 6 | 1 | 3,8 |
2.000-2.999
| 30.350 | 7 | 0 | 2,3 |
3.000 et plus
| 37.700 | 4 | 2 | 1,6 |
toutes distances
| 98.100 | 61 | 4 | 6,6 |
Tableau IV. - Le nombre d'individus mâles atteints de
leucémie et l'incidence brute après différentes doses de radiation
(mesurées par la quantité maximum reçue à un point de la moelle
dorsale).
| Quantité de rayonnement :
dose maximum reçue par la moelle |
0 | moins de 500 | 500 à 999 | 1.000 à 1.499 | 1.500 à 1.999 | 2.000 à 2.749 | 2.750 et plus |
Nombre d'individus mâles ayant développé une
leucémie | | 2 | 8 | 8 | 8 | 6 | 5 |
Incidence brute pour 10.000 personnes par
an | 0,5 | 2,2 | 4,1 | 4,2 | 11,3 | 13,0 | 17,6 |
In " The hazards to man of nuclear and allied
radiations ", H.M.S.O. Médical Research Council, 1956. |
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