Dans le but de mesurer les dangers génétiques possibles de
l'irradiation des cellules reproductrices, les généticiens font usage d'un
paramètre appelé dose de doublement. Ce paramètre représente la quantité
de radiation, qui, accumulée par les gonades, serait capable de provoquer un
nombre de mutations artificielles égal à celui des inévitables mutations
naturelles.
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I. Le concept de dose de doublement
Avant de discuter les méthodes permettant d'assigner une valeur
numérique à ce paramètre, il est bon de préciser sur quelles bases ce
concept de dose de doublement a été fondé.
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1°) Identité des mutations naturelles et des mutation
radio-induites.
Aucune expérience probante ne montrant une différence de nature
entre les deux types de mutations, on admet généralement qu'elles sont
identiques, c'est-à -dire que les rayonnements ionisants n'agiraient qu'en
augmentant considérablement la probabilité d'apparition d'un événement
nature. Même si cette simplification ne représente pas exactement la
réalité, on peut facilement montrer que tant que la comparaison est limitée
aux mutations défavorables, c'est-à -dire celles qui provoquent les maladies
héréditaires, elle reste parfaitement valable.
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2°) Relation entre la dose et le nombre de mutations
provoquées.
Le fait que le nombre de nutations provoquées soit directement
proportionnel à la dose reçue par les organes reproducteurs est amplement
démontré in anima vili, MARCOVICH (1) utilisant un test biologique
particulièrement sensible a même pu montrer que cette relation linéaire
restait valide pour des très petites quantités d'énergie ionisante, de
l'ordre de 1 roentgen.
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3°) Additivité des effets de doses
successives.
L'intensité de l'irradiation et son fractionnement dans le temps ne
semblent pas influencer le nombre de mutations produites, seule la dose totale,
somme de toutes les doses partielles, étant déterminante. Ceci s'explique du
fait de la stabilité de mutations qui, une fois produites, se transmettent
comme telles dans les cellules reproductrices et peuvent donc s'accumuler.
Il est juste cependant, de signaler que RUSSEL et KELLY, 1958 (2)
ont rapporté que chez la souris mâle une dose massive produirait plus de
mutations que les doses fractionnées (la dose totale étant égale dans les
deux cas).
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4°) Notion de mutabilité moyenne.
Certains gènes sont, naturellement, moins stables que d'autres et
mutent plus fréquemment qu'eux.
De même, certains gènes sont plus " sensibles " que d'autres Í
l'action des radiations.
Dans ces conditions, la notion d'une mutabilité moyenne ne peut se
concevoir que si nous la mesurons sur un très grand nombre de gènes. La dose
de radiation ainsi calculée pourra être, en fait, très peu active sur
certains gènes, et très efficaces pour d'autres, mais en définitive, le
nombre total des mutations sera doublé, et si nous envisageons l'ensemble des
anomalies héréditaires humaines, un tel effet a une signification médicale
évidente.
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II. Estimation de la dose de doublement dans la lignée
gamétique.
Deux méthodes d'approche ont été proposées : l'une consiste Í
extrapoler de l'animal à l'homme en tenant compte des données expérimentales
; l'autre tend à mesurer sur une large classe de gènes, les effets relatifs
des mutations naturelles et artificielles chez l'homme et à établir ainsi une
estimation directe pour notre espèce.
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a) Extrapolation à partir des données
expérimentales.
D'après la radio-sensibilité des gènes de la Drosophile, on a pu
calculer que 1/10000 des mutations naturelles chez cet animal, sont provoquées
par la radio-activité naturelle (3).
En supposant que les gènes humains aient la même sensibilité que
ceux de la drosophile, comme une génération humaine est 1000 fois plus longue
et que nos gonades reçoivent donc 1000 fois plus d'irradiation, et comme
d'autre part, la mutabilité spontanée de notre espèce est probablement cinq
fois plus grande, 1/10000 x 1000/5 soit 2 % des mutations seraient dues à la
radio-activité naturelle.
Cependant, les gènes des mammifères (en particulier de la souris),
semblent être 15 à 20 fois plus radio-sensibles que ceux de la drosophile.
RUSSEL et ALEXANDER, (4) (1954). T.C. CARTER (1957) (5).
Dès lors la fraction de la mutabilité spontanée due à la
radio-activité naturelle pourrait être de 30 à 40 % .
Comme du seul fait de la radio-activité naturelle et des rayons
cosmiques, la dose gonade moyenne accumulée au cours des 30 années qui
séparent la naissance de la reproduction est d'environ 3 r, il pourrait
suffire de quelques dizaines de roentgens pour doubler le nombre de
mutations.
Il est bien certain que ces extrapolations, d'une espèce à une
autre sont extrêmement hasardeuses, mais elles indiquent l'ordre de grandeur
probable, du paramètre.
De toute façon, les 3 r de la radio-activité naturelle
représentent une limite inférieure absolue.
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b) Mesure des effets de la mutabilité sur une très
grande classe de gènes humains.
Parmi les caractères étudiés dans la descendance de parents
irradiés - survivants des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki
[NEEL, SCHULL et Coll., 1953 (6), 1956 (7), 1958 (8)] radiologistes
professionnellement exposés à une irradiation chronique [CROW, 1955 (9),
MACHT, LAWRENCE, 1955 (10)] et manipulateurs d'appareils de R.X. [KATUMI TANAKA
et KOJI OHKURA, 1958 (11)] - malades traités par radiothérapie pelvienne
[TURPIN, LEJEUNE et RETHORE, 1956 (12) et 1958 (13) KAPLAN 1957 (14)] - ; seul
le rapport du sexe à la naissance (nombre relatif de garçons) semble révéler
des changements significatifs.
Certes, une augmentation de la fréquence des malformations
congénitales (10), des fausses-couches et des mort-nés (7), (10), (11), a
été observée dans certaines de ces enquêtes, mais le nombre relativement
restreint de cas, et l'interférence de nombreux facteurs non génétiques rend
très délicat l'interprétation de ces faits.
L'étude des variations de la masculinité dans ces différentes
enquêtes (7), (12), (14), a conduit à estimer [LEJEUNE et TURPIN, 1957 (15)]
que pour un roentgen frappant les ovaires, la fréquence des garçons se trouve
diminuée dans la descendance des mêmes irradiés, d'une quantité égale à :
-6 x 10-5.
Le vieillissement maternel entraîne spontanément, et
indépendamment, une réduction de -3, 36 /5 x 10-4 par an de cette
même sex ratio (LEJEUNE et TURPIN, 1957 (16)].
Des lors, en admettant :
1) que ces relations sont réellement linéaires pour l'ensemble de
la vie génétique ;
2) que pour une même valeur numérique, ces deux régressions
correspondent à un même nombre d'événement mutationnels.
Une dose doublante, D, accumulée en 30 années peut être calculée
par la simple règle de trois (15) :
-3, 36 /5 x 10-4 x 30 = D x 6 x 10-5
soit D = 30 r environ.
Bien qu'assez imprécise du fait de la variance élevée des
estimées, cette valeur a le mérite de n'utiliser que des données purement
humaines.
L'irradiation des gonades paternelles a un effet plus complexe sur
la sex ratio. Avec des doses faibles (moins de 50 r) on observe une diminution
(13 et 10), alors que des doses élevées (100 r et plus) entraînent une
augmentation (7), (8), (11), (13).
Par ailleurs, le vieillissement paternel entraîne toujours une
diminution (16).
Dans le cas de la souris mâle irradiée avec 37,5 roentgens, T.C.
CARTER, 1958 (17) a retrouvé cette diminution et l'a comparée à la
régression spontanée en fonction de l'âge, par un calcul identique à celui
précédemment présenté. Des données actuelles une dose de doublement de 60
r, peut être évaluée, chiffre en excellent accord avec la dose de 50 r à 80
r, calculé chez cet animal pour des mutations visibles [RUSSEL, 1956 (18) et
CARTER, 1956 (19)] et pour l'ensemble des mutations dominantes visibles,
semi-stériles et léthales liées au sexe (CHARLES, 1950 (20).
Au total, bien que la sex ratio ne soit certainement pas le meilleur
indicateur génétique possible, c'est le seul que nous puissions actuellement
utiliser chez l'homme, et, à tout le moins, les estimées ainsi obtenues
sont-elles en bon accord avec les autres faits expérimentaux.
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III. Estimation de la dose de doublement dans la lignée
somatique.
L'étude de la fréquence des cassures chromosomiques dans des
cultures de cellules humaines a permis à BENDER (1958) (21), de calculer qu'une
irradiation de 3 roentgens est capable de doubler la fréquence naturelle de
ces anomalies.
Bien que ces résultats nécessitent d'autres confirmations,
l'intérêt d'une telle approche expérimentale sur des cellules humaines n'a
pas besoin d'être souligné.
La seconde possibilité d'estimation a été proposée par PENROSE
(1958) (22), qui considère que l'augmentation de fréquence des leucémies
chez les individus irradiés pourrait être due à une augmentation des
mutations dans les cellules de la moelle osseuse. - On sait que les leucémies
provoquées sont d'autant plus fréquentes que les sujets observés ont reçu
une plus grande dose de rayonnement (LEWIS, 1957) (25).
Des données de COURT BROWN et DOLL, 1957 (23) et de celles de STEWART
et WEBB, 1958 (24), il ressort que la dose capable de doubler la probabilité
d'apparition de la leucémie, serait de l'ordre de 30 r chez l'adulte et de 3 Í
4 r chez le foetus irradié in utero.
L'extrapolation de la fréquence d'une maladie à la mutabilité d'un
gène n'est peut-être pas aussi légitime que l'on est actuellement tenté de
l'admettre (LEJEUNE et TURPIN, 1958) (26), mais l'ordre de grandeur calculé
concorde raisonnablement avec les estimées précédentes.
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IV. Conclusion.
De l'ensemble des données disponibles nous pouvons donc conclure que
la dose d'énergie ionisante, accumulée par les gonades en 30 ans, et capable
de doubler la fréquence des mutations dans notre espèce, n'est sûrement pas
inférieure à 3 r et probablement comprise entre 10 r et 50 r et ne peut guère
être supérieure à 100 r, 30 r représentant la meilleure estimée
actuelle.
Cette discussion sur la dose de doublement peut paraître quelque peu
fastidieuse et purement académique, mais il est cependant d'une extrême
importance d'arriver rapidement à une estimation correcte.
Lorsque l'on sait que du simple fait de la radiologie médicale
(Rapport des Nations Unies, 1958, Annexe H) (27), la dose gonade artificielle
s'élève à 3 ou 4 r/ 30 ans, on voit que nous avons déjà doublé
l'irradiation effective des gonades.
Par ailleurs, comme la retombée radio-active des tests atomiques (de
0,02 à 0,5 r/30 ans) (27), viendra s'ajouter à l'irradiation provenant de
l'utilisation pacifique de l'énergie de fission, la question de savoir si nous
sommes près ou non de doubler la mutabilité de notre espèce se pose de
façon directe.
Au-delà du simple problème scientifique, nous sommes ici confrontés
avec une grande responsabilité morale : celle de préserver les qualités
héréditaires que la présente génération transmettra à ses descendants.
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Bibliographie
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