Depuis l'hypothèse de Von Hanseman (1890) reprise par Boveri (1914),
et développée par Winge (1930), le rôle des aberrations chromosomiques dans
les néoplasies a été diversement apprécié. Ces anomalies du nombre ou de
la structure des chromosomes ont été considérées selon les auteurs, soit
comme la cause de la maladie, soit au contraire comme sa conséquence,
véritable rançon payée aux divisions subintrantes qui caractérisent
l'envahissement néoplasique.
L'un des obstacles majeurs à la clarification de cette situation
résidait dans la difficulté de l'étude de la garniture chromosomique des
cellules humaines.
Si l'on se souvient que le nombre des chromosomes humains n'est
établi avec certitude que depuis 1956, l'on imagine sans peine que le
décompte des quelque 50 à 80 chromosomes des cellules tumorates ait été
presque sans espoir.
De même, la mesure globale de l'acide désoxyribonucléique par les
méthodes histophotométriques, pour fines qu'elles soient, ne renseigne
nullement sur la " qualité " des changements survenus dans le caryotype des
cellules anormales. C'est un peu comme si l'on mesurait l'importance d'un "
supplément " à une encyclopédie, par le seul poids de cet additif, sans tenir
compte des rubriques qui y sont incluses.
L'utilisation des techniques caryotypiques précises ont permis au
cours des deux dernières années d'établir l'existence de certaines
corrélations entre certaines anomalies chromosomique et certains types de
néoplasies.
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Les leucémies myéloides
Le premier cas de ce genre a été découvert par Nowell et Hungerford
(1961) qui démontrèrent la présence d'un très petit chromosome
acrocentrique, dans les cellules sanguines ou médullaires de sujets atteints
de leucémie granulocytaire chronique.
Ce chromosome semble être un chromosome 21 (celui qui se rencontre en
triple exemplaire chez les enfants mongoliens), qui aurait perdu. une
importante fraction de ses bras longs.
Les cellules " leucémiques " présenteraient donc une " perte " de
matériel chromosomique intéressant les gènes portés par la partie terminale
du chromosome 21.
De nombreuses observations ont en effet permis d'établir qu'avant
tout traitement ce petit chromosome (appelé Ph1 en l'honneur de la ville de
Philadelphie où il fut découvert) est présent dans les cellules de la moelle
osseuse de tous les malades.
Dans les cellules sanguines, on le rencontre plus ou moins
fréquemment, et la fréquence des cellules porteuses du Ph1 s'abaisse vers
zéro au cours des rémissions et s'élève à nouveau au cours des
rechutes.
De plus, le fait que les cellules porteuses du Ph1 se rencontrent
côte à côte avec des cellules entièrement normales, et qu'elles soient
strictement cantonnées au système médullo-sanguin, leur confère un
caractère de population homogène, différant de la population normale de
l'hôte.
Il semble plausible de considérer que l'ensemble des cellules
porteuses du Ph1 forment un " clone " c'est-à -dire représentent une
population de cellules toutes issues d'un seul et même ancêtre. Cet ancêtre
serait la cellule dans laquelle la perte du segment distal du 21 s'est produite
pour la première fois.
La notion de " clone " correspond d'ailleurs en cancérologie
générale à la notion de métastases, impliquant que les foyers à distance
sont dus à la colonisation de nouveaux territoires par des cellules émigrées
de la tumeur primitive.
D'autres remarques doivent être faites au sujet du chromosome 21. On
sait que les mongoliens (trisomie 21) présentent une anomalie
constitutionnelle des granulocytes. Le noyau de ces derniers est moins lobulé
que celui des granulocytes des individus normaux (Turpin et Bernyer, 1947). Par
ailleurs les mongoliens sont plus fréquemment atteints de leucémie aiguë que
les enfants normaux. Ce risque leucémique serait multiplié par un facteur de
l'ordre de 20.
Enfin, une enzyme dont l'activité est décelable à l'échelle
cellulaire, la phosphatase alcaline, est, elle aussi, anormale chez les
mongoliens et chez les sujets atteints de leucémie granulocytaire chronique.
Si l'on représente par le chiffre 2 l'activité des granulocytes des individus
normaux, celle des granulocytes des mongoliens est de 3 environ et celle des
granulocytes des malades atteints de leucémie myéloïde chronique de 1 ou
moins encore.
Enfin, dans quelques cas de leucémies myéloïdes aiguës, et non
plus chroniques, Ruffie et Lejeune (1962) ont signalé la présence de cellules
à 45 chromosomes, par perte d'un petit acrocentrique, peut-être un 21.
D'autres cas de perte d'un petit acrocentrique au cours de leucémies
myéloblastiques aiguës sont maintenant connus.
L'ensemble de ces données peut être résumé dans le tableau
schématique suivant :
| Phénotype du sujet | Phénotype
sanguin | Phosphatase alcaline | Remarques |
Trisomie 21 | Mongolisme | Lobulation anormale
des granulocytes | Élevée | Risque leucémique X 20 |
Clone à Ph1 | Normal | Leucémie granulocytaire
chronique | Abaissée | Évolution chronique abou-tissant à une e
poussée blastique " |
Clone Haplo 21 | Normal | Leucémie myéloïde
aiguë | Inconnue ? | Evolution aiguë |
Il ressort de ce tableau qu'une corrélation semble exister entre la
perte ou l'excès de tout ou partie du chromosome 21 et un dérèglement de la
granulopoïèse.
Une hypothèse simple peut être proposée : des gènes contrôlant la
granulopoïèse sont situés sur la partie distale du 21. Leur suppression
libérerait la lignée granulocytaire (cas du Ph1 dans la leucémie
granulocytaire chroniques alors que leur présence en triple inhiberait
partiellement l'évolution de cette lignée (cas de noyaux hypolobulés des
granulocytes des mongoliens).
De même l'existence d'une " interaction entre chromosomes " pourrait
rendre compte de la sensibilité particulière des mongoliens au processus
leucémique.
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La notion d'évolution clonale
Le postulat sur lequel repose la théorie cellulaire des néoplasies,
à savoir leur origine commune à partir des cellules " transformées ", trouve
une confirmation dans l'évolution caryotypique de certaines souches.
Récemment (Lejeune, Berger, Haines, Lafourcade, Vialatte, Satge,
Turpin) nous avons décrit l'existence d'une lignée à 54 chromosomes dans le
sang et la moelle osseuse d'une enfant mongolienne de 2 ans 1/2 atteinte de
leucoblastose congénitale.
Une étude systématique des cellules anormales permit de démontrer
l'existence de cellules à 47 (trisomie 21. typique, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54
et 55 chromosomes, les cellules à 54 représentant le type majoritaire.
Cette variation, en apparence désordonnée, du nombre de chromosomes
répond en fait à deux restrictions fondamentales.
1. Les cellules d'un même nombre chromosomique présentent un
caryotype identique.
2. Les cellules d'un nombre chromosomique donné présentent toutes
les anomalies rencontrées dans les cellules de nombre chromosomique
immédiatement inférieur, plus une.
Ces restrictions imposent l'idée d'une filiation simple allant du
caryotype de base à 47 chromosomes au caryotype supérieur à 54 chromosomes par
acquisition d'éléments successifs. De plus il semblerait que tout élément
nouvellement acquis soit d'abord diploïdisé, avant l'acquisition d'un nouveau
type de chromosome.
Cette évolution par hypersomies successives présente ici un
caractère de simplicité qui relève peut-être de la nature congénitale de
l'affection. En effet, l'homéostasie cellulaire est peu développée chez
l'embryon et l'on peut penser que la survivance des " étapes " de l'évolution
clonale est liée à cette faiblesse du processus sélectif.
A côté de ce déroulement simple, du caryotype de base au caryotype
pathologique envahissant, d'autres exemples sont connus d'anomalies
chromosomiques nouvelles venant compliquer l'évolution d'un clone déjà marqué par la présence d'une anomalie. Tout spécialement trois cas de "
poussée blastique " au cours d'une leucémie granulocytaire chronique, avec
chromosome Ph1 ont été décrits l'un par Tough et collaborateurs (1961) et
deux autres par Ford et collaborateurs, (1963).
Ces études permettront peut-être un jour de préciser quelle paire
chromosomique, lorsqu'elle est présente en triple ou quadruple exemplaire,
correspond à la " transformation blastique " (un chromo some moyen du type 9 à 12 semble actuellement un candidat possible).
La difficulté de ces recherches provient non seulement des
incertitudes du diagnostic individuel des chromosomes mais aussi de la survie
différentielle des divers caryotypes en culture.
Paradoxalement, en effet, les cellules à caryotype anormal sont, dans
les conditions ordinaires de culture, très rapidement supplantées par les
cellules de caryotype normal. Cette inversion in vitro, du processus sélectif
observé in vivo (puisque le néoplasme envahit les tissus sains et n'est pas
détruit par le malade) pose des problèmes pratiques et théoriques non
résolus.
Pratiquement, cette sélection sévère à l'encontre des caryotypes
anormaux peut amener à conclure faussement à l'absence d'aberrations
chromosomiques.
Théoriquement, cette inversion de la sélection in vitro pose le
problème d'une éventuelle action sur l'équilibre hôte-néoplasme, par
simple variation des conditions dans lesquelles s'exerce la compétition entre
les deux populations cellulaires.
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Les tumeurs solides
Bien que le rôle des aberrations chromosomiques ne soit actuellement
établi avec quelque précision que dans le cas des leucémies granulocytaires
chroniques, l'analyse caryotypique des tumeurs solides présente elle aussi un
grand intérêt.
Les difficultés de cultures provenant de l'inversion de la sélection
in vitro sont particulièrement évidentes ici.
Actuellement, on peut considérer que les seuls caryotypes de cellules
tumorales humaines correctement établis concernent des cellules d'épanchement
néoplasique (péritoine, plèvre, kystes). Ce matériel de choix peut en effet
être étudié directement ou après culture à très court terme.
Quelques résultats précis, permettant de définir un caryotype
particulier à chacun des cas observés sont déjà acquis (de Grouchy, 1963,
Sasaki,1962).
L'essentiel du travail reste cependant à accomplir et l'objectif des
recherches actuelles peut se résumer en deux tendances principales.
a) Tenter de reconstituer, par analyse des cellules de nombre
chromosomique intermédiaire entre le caryotype normal et le caryotype
envahissant, quelle a été l'évolution caryotypique du clone.
b) Comparer plusieurs clones appartenant à un même type néoplasique,
afin de tester s'il existe une corrélation entre l'évolution caryotypique et
les caractères anatomo-pathologiques de la néoplasie.
Ici deux éventualités sont à envisager :
- l'existence d'un variant commun;
- l'existence d'un invariant normal.
On peut en effet penser que, dans les conditions de sélection
régnant dans un organe ou un tissu donné, toutes les tentatives de variation
du caryotype ne soient pas également favorables. Si certaines d'entre elles
sont plus spécifiquement utiles à la propagation du clone, un même variant
pourrait être trouvé en commun dans divers clones d'un même type de
néoplasie. C'est ainsi que dans le cas de la " transformation blastique "
citée plus haut, l'apparition d'un chromosome moyen semble être le " variant
commun " des cas publiés.
La notion " d'invariant normal " serait plus aisément applicable aux
clones en fin d'évolution (phase d'envahissement et de métastases
généralisées). L'accumulation d'anomalies chromosomiques est parfois
tellement grande que le fait le plus marquant est l'apparente préservation de
certaines paires chromosomiques.
Il ne peut être exclu que le caryotype doive conserver une certaine
normalité pour que la cellule, malgré les autres changements de son capital
génétique, puisse encore conserver une certaine différenciation
histologique. Ici aussi la comparaison entre les clones de néoplasies de même
type histologique permettrait de tester une éventuelle corrélation.
L'ensemble des considérations qui précèdent ne doit pas être
considéré comme définissant une doctrine dès maintenant établie. Loin de
vouloir imposer un dogmatisme nouveau, les cytogénéticiens se contentent
d'appliquer une technique nouvelle au problème non résolu de l'évolution
néoplasique.
Les quelques données déjà acquises nous permettent de ne plus
considérer un clone néoplasique comme une masse de cellules définitivement
transformées en un type nouveau, mais bien plutôt comme une population
soumise à une évolution dynamique sous le contrôle de deux facteurs ;
l'apparition d'anomalies chromosomiques nouvelles et la sélection naturelle
des caryotypes envahissants.
En d'autres termes en étudiant les aberrations chromosomiques des
néoplasies il semble bien que l'on n'observe ni la cause ni la conséquence de
la néoplasie, mais la néoplasie même.
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