Deux dates marquent le début de l'étude des chromosomes humains. En
1956 Tjio et Levan établissent que l'homme possède 46 chromosomes dont 22
paires autosomiques et deux chromosomes sexuels, deux X chez la femme, et un X
et un Y chez l'homme. Ce déterminisme chromosomique du sexe était déjà démontré dans notre espèce, mais le nombre des autosomes (ou chromosomes non
sexuels) n'était pas connu avec certitude.
En janvier 1959, la première anomalie chromosomique, respon-sable
d'une maladie humaine, le mongolisme, est découverte à Paris (Lejeune, Gautier
et Turpin). Depuis cette date les descriptions de maladies liées à une
anomalie chromosomique se sont succédées à une cadence à peu prés
régulière dans les divers laboratoires, abou-tissant actuellement à une
dizaine de maladies chromosomiques bien définies et à un beaucoup plus grand
nombre de cas particuliers.
L'importance de ce nouveau chapitre de la pathologie humaine peut se
résumer par un simple chiffre : un enfant sur cent environ naît porteur d'une
anomalie chromosomique décelable avec les techniques actuelles.
Une partie de ces maladies sont en rapport avec des aberrations des
chromosomes sexuels et ont été évoquées dans un chapitre précédent.
Les aberrations intéressant les chromosomes non sexuels, les
autosomes, déterminent divers états malformatifs dont la plupart sont fort
graves. La démonstration de leur cause génétique a permis d'isoler ces
entités morbides sur le plan clinique. Ceci est tellement vrai qu'un pédiatre
averti peut maintenant porter par simple examen du malade, le diagnostic de
trisomie 13 ou celui de trisomie 18 ou encore celui de " maladie du cri du chat
" avec une précision aussi grande que celui de mongolisme (trisomie 21).
Pour tenter de présenter l'état actuel des connaissances, il est
possible de classer les anomalies chromosomiques en deux grandes catégories :
les anomalies de nombre et les anomalies de structure.
Cependant, avant de passer en revue les plus fréquentes et les mieux
connues de ces anomalies, il est indispensable de rappeler en quelques mots les
techniques d'étude des chromosomes humains ainsi que la morphologie des
chromosomes normaux de l'homme.
Haut
Techniques d'étude.
Les chromosomes sont de fins filaments constitués de protéines
spécifiques et d'acide désoxyribonucléique qui est le matériel vecteur de
l'information héréditaire.
Ces filaments, entièrement déroulés dans le noyau au repos sont
invisibles au microscope ordinaire et seul le microscope électronique peut
déceler leur présence. En dépit du pouvoir séparateur remarquable de cet
instrument, l'étude de ces chromosomes déroulés reste cependant
impossible.
Lors de la division cellulaire, le filament chromosomique se
spiralise de façon très serrée, un peu comme le fil d'acier d'un ressort, et
les chromosomes deviennent alors bien visibles au microscope ordinaire, dans
lequel ils apparaissent sous forme de bâtonnets d'une longueur de quelques
microns.
Le clivage de chaque chromosome en deux éléments-fils, absolument
identiques, se réalise juste avant la division cellulaire proprement dite.
Pendant un certain temps les deux éléments d'un chromosome déjà dédoublé
restent attachés l'un à l'autre au niveau d'un point particulier, appelé
centromère. Secondairement ce centromètre se divise à son tour et chaque
chromosomefils s'accroche alors une fibre grâce à laquelle, l'un des
éléments migrera vers l'un des pôles du fuseau de division et l'autre à l'autre pôle.
Ce processus, identique pour tous les chromosomes se produit avec un
synchronisme parfait pour tous les chromosomes d'une même cellule.
Il résulte de cette mécanique chromosomique qu'il existe une phase
de la division cellulaire particulièrement favorable à l'observation, celle à laquelle chaque élément chromosomique est déjà dédoublé, mais où les deux
filaments-fils sont encore accolés l'un à l'autre. Il est alors possible de
caractériser chaque chromosome par sa longueur d'une part et la position du
centromère de l'autre.
Ces deux caractères, longueur du chromosome et position du
centromère sont en effet typiques de chaque chromosome et peuvent être
étudiés dans n'importe quelle cellule en division, provenant de n'importe
quel tissu.
On sait d'autre part que chacun des deux parents donne à un enfant
exactement la moitié de son propre matériel chromosomique. Dés lors, dans
toute cellule, chaque chromosome doit se rencontrer en double exemplaire, l'un
venant du père et l'autre de la mère.
Si deux chromosomes correspondent à la même paire, ils doivent
être de taille identique et posséder un centromère placé au même endroit.
On conçoit que les 46 chromosomes puissent être appariés deux à deux en 22
paires autosomiques, les chromosomes sexuels X et Y étant mis à part.
Une convention internationale établie à Denver en 1961, assigne à chacune de ces paires un numéro de 1 à 22, la paire I étant la plus grande et
la paire 22, la plus petite.
Deux groupes de chromosomes les 13, 14 et 15, ainsi que les 21 et 22
et l'Y ont un centromère situé presque à l'extrémité du bâtonnet et
prennent de ce fait alors de division cellulaire la forme d'un V majuscule pour
les premiers qui sont d'une taille moyenne et d'un v minuscule pour les seconds
qui sont notablement plus petits. Ces chromosomes sont appelés acrocentriques.
Les autres chromosomes ont un centromère placé entre le 1/4 et la moitié de
leur longueur.
L'aspect général du caryotype humain est schématisé dans le
dessin (fig. 1).
Les techniques d'études visent donc toutes à obtenir des cellules
humaines en division et à rendre les chromosomes bien visibles et bien
reconnaissables.
Les modalités de chaque culture dépendent du tissu prélevé, mais
toutes font appel à des principes communs simples.
Les cellules vivantes, sont prélevées stérilement et mises à incuber à 37° dans un liquide nourricier approprié. Lorsque les cellules
commencent à se diviser, on applique pendant un temps bref, une solution
hypotonique dont l'effet est de faire gonfler le noyau et, par conséquent,
d'écarter les chromosomes les uns des autres. On fixe alors les cellules et on
laisse les préparations sécher à l'air libre. Les chromosomes sont alors tous
écrasés sur un même plan (celui de la lamelle microscopique) du fait de la
pression superficielle résultant de l'évaporation du liquide de fixation.
On colore ensuite la préparation de telle façon que les
chromosomes se détachent nettement, en pourpre le plus souvent, sur un fond
incolore.
L'examen microscopique peut alors commencer. Cependant la seule
inspection n'est en général pas suffisante et l'on doit photographier la
préparation afin d'obtenir une image permanente des chromosomes.
Secondairement chaque chromosome est découpé sur la photographie, et, les
deux homologues de chaque paire sont identifiés en tenant compte de leur
taille et de la position de leur centromère.
 Fig.1. - Les 46
chromosomes humain. Dessin schématique réalisé d'après la convention de
Denver. D'après Péruvié, 1963.
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I - Les anomalies de nombreHaut
La trisomie 21
La plus connue et la plus fréquente des anomalies chromosomiques
est la trisomie 21. Les enfants qui en sont affectés ont un faciès large, des
yeux bridés à leur angle interne par un repli cutané appelé épicanthus et
présentent de ce fait une certaine ressemblance avec les sujets de race jaune
; d'où le nom de Mongolisme souvent donné (à tort) à cette affection. La
trisomie 21 existe en effet dans toutes les races, blanche, jaune ou noire, et
y apparaît avec une égale fréquence semble-t-il. On compte qu'un enfant sur
600 ou sur 700 environ naît porteur d'une trisomie 21.
Tous les trisomiques 21 sont de profonds débiles mentaux et cette
maladie rend compte à elle seule d'un sur dix environ des cas de débilité
mentale grave.
Tous ces malades, plus d'un millier d'entre eux ont été examinés
dans les différents laboratoires, sont porteurs d'un chromosome en excès. Il
s'agit d'un petit acrocentrique, morphologiquement identique au chromosome N°
21, on dit alors que ces malades sont trisomiques 21 parce qu'ils possèdent
trois exemplaires, au lieu de deux normalement, de ce chromosome N° 21.
En dehors de leur habitus extérieur si caractéristique, les
trisomiques 21 sont souvent atteints de malformations internes, essentiellement
des malformations congénitales du coeur.
A côté de la trisomie 21, deux autres trisomies sont actuellement
bien connues, chacune d'elles ayant été observée sur une cinquantaine de
sujets au moins.
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La trisomie 18
Ici c'est le chromosome 18 qui est en excès ainsi que le découvrit
Edwards en 1960. Il s'agit d'un petit chromosome, plus grand cependant que le
21, très reconnaissable par la brièveté de ses bras courts. Les enfants
atteints de trisomie 18 sont très petits, se développent très mal et meurent
le plus souvent au cours des premiers mois de la vie. Leur aspect est lui aussi
très typique : leur crâne est allongé dans le sens antéro-postérieur, les
oreilles sont implantées bas et souvent malformées, le thorax est court, le
bassin étroit. Les mains présentent une forme très caractéristique : les
doits sont continuellement fléchis et l'index et l'auriculaire, inclinés vers
l'axe de la main recouvrent le médium et l'auriculaire.
L'aspect de ces enfants permet un diagnostic avant tout examen
chromosomique. Diverses malformations (cardiaques, rénales et digestives) sont
fréquemment rencontrées.
Chose curieuse et totalement inexpliquée, il existe beaucoup plus
de filles trisomiques 18 que de garçons (environ 4 filles pour 1 garçon).
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La trisomie 13
Découverte par Patau et coll. 1960, cette malformation congénitale
est encore plus grave que les deux précédentes. L'un des chromosomes du
groupe 13-15 se trouve en excès et cette trisomie détermine de très
sévères anomalies du développement.
On observe en effet une fissure du palais avec bec de lièvre et une
aplasie de la portion antérieure du cerveau correspondant à la région
olfactive. Les mains et les pieds sont malformés et présentent le plus
souvent six doits au lieu de 5. Ces enfants se développent très difficilement
et meurent le plus souvent en bas âge.
Bien qu'il existe d'autres types d'anomalies de nombre nous
limiterons cet exposé à ces trois catégories qui sont les mieux connues. Un
premier enseignement découle de ces données : un excès de matériel
héréditaire, par ailleurs normal, est nuisible.
La raison de cette nocivité réside en ce que les gènes, situés
sur les chromosomes, déterminent la fabrication d'enzymes qui, à leur tour,
contrôlent les réactions biochimiques grâce auxquelles les cellules vivent
et se multiplient. Un excès de chromosomes, et donc un excès de gènes,
augmente l'activité des enzymes qui sont contrôlés par ces gènes et
partant, dérèglent le métabolisme cellulaire.
S'il est possible de proposer une image simpliste on peut prendre
l'exemple d'un moteur d'automobile à 4 cylindres par exemple. L'adjonction
d'une cinquième bougie, même totalement normale et fonctionnant parfaitement,
ne peut nullement améliorer le moteur.
Bien au contraire, il y a toutes chances pour que les explosions
qu'elle induira se produisent à contretemps et donc diminuent le rendement de
la machine.
Une seconde remarque, très générale elle aussi, découle de
l'obser-vation de ces trois maladies. Dans ces trois affections, le déficit le
plus grave, le plus dramatique, parte sur l'intelligence. Tous ces sujets sont
des débiles mentaux profonds et certains d'entre eux ne dépassent pas le
niveau d'une vie purement végétative.
Nous savons cependant, pour de nombreuses raisons qu'il est inu-tile
d'exposer ici, que ces chromosomes, le 21, le 13 et le 18 portent des gènes
très différents et qu'il serait parfaitement illusoire d'ima-giner que dans
ces trois cas c'est en quelque sorte le " gène de l'intel-ligence " qui est
impliqué dans ces anomalies.
Ici aussi une image grossière empruntée à la mécanique nous
permettra d'abréger une difficile discussion.
Lorsqu'un véhicule automobile est correctement construit et
correc-tement utilisé l'on sait qu'il doit atteindre une certaine " vitesse de
pointe " parfaitement définie d'après sa construction. Or, quelque soit la
modification que l'on apporte au prototype, que les fenêtres soient ouvertes,
que les pneus soient insuffisamment gonflés, que le carburant soit de qualité
inférieure, ou même que le confort de la position du pilote soit altéré,
dans tous les cas, la " vitesse de pointe " sera la première caractéristique
à souffrir de l'anomalie.
A tout prendre l'intelligence humaine représente en quelque sorte
la " vitesse de pointe " de l'évolution, et l'on s'explique dès lors que
toute atteinte portée au mécanisme intime de la cellule retentisse presque
toujours sur elle.
Ce problème de la débilité mentale est l'un des plus importants
de la médecine moderne, et sûrement, l'un des plus grands mérites de la
cytogénétique est d'avoir ouvert une voie d'abord à son étude.
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II - Les anomalies de structure
En dehors des erreurs de la répartition qui conduisent à des cellules
porteuses d'un chromosome surnuméraire (celles auxquelles manque tout un
chromosome ne peuvent très probablement pas se développer pour former un
individu viable), les chromosomes peuvent subir d'autres accidents.
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Cassure et amputation.
La plus simple est une cassure. - Un fragment chromosomique se
détache alors du reste du chromosome et comme il n'est plus guidé par le
centromère auquel il n'est plus relié, le fragment se perd au cours de la
division cellulaire. Il est ensuite résorbé par le cytoplasme cellulaire.
Le chromosome amputé peut poursuivre une division normale et se
transmettre comme tel au cours des divisions successives.
Le seul exemple de maladie constitutionnelle connu chez l'homme,
correspondant à la perte d'un fragment de chromosome est désigné sous le nom
de " maladie du cri du chat ".
Il s'agit ici de la perte d'une fraction du bras court du chromosome
N°5. Les enfants atteints de cette maladie ont un faciès particulier avec des
yeux très écartés et un repli cutané à leur angle interne. Une conformation
particulière du larynx confère au cri du nourrisson un timbre aigu et une
tonalité plaintive rappelant d'une façon extraordinaire le cri du chat, d'où
le nom de la maladie.
Ici aussi il s'agit de débiles mentaux très profonds qui mènent
une vie presque purement végétative.
Cette maladie, connue seulement depuis six mois, est probablement
relativement fréquente et est très reconnaissable par le seul examen du
malade. C'est un nouvel exemple des progrès du diagnostic purement médical,
rendu possible par l'utilisation d'une technique qui permet de déceler la
cause profonde de la maladie.
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Cassure et translocation.
Une autre anomalie de structure est réalisée lorsque les deux
bouts rompus d'un chromosome se recollent, après cassure, mais de telle façon
que les fragments se trouvent associés à un chromosome différent de celui
dont ils proviennent. Ce changement de position d'un fragment de chromosome ou
même de tout un chromosome est connu sous le nom de translocation.
Le plus fréquent de ces accidents intéresse des chromosomes
acrocentriques, deus d'entre eux se collent l'un à l'autre pour former un
nouveau chromosome, définitivement stable.
Ce remaniement a une importance toute particulière lorsqu'il
intéresse le chromosome 21. En effet certains sujets portent cette
translocation d'un chromosome 21 sur un chromosome 13 et sont apparemment tout
à fait normaux bien qu'ils ne possèdent que 45 chromosomes au lieu de 46.
L'absence d'anomalie physique et mentale chez ces sujets se comprend puisqu'en
fait ils possèdent bien deux chromosomes 21, et deux chromosomes 13 (l'un
libre et l'autre transloqué) et qu'ils ont donc un patrimoine génétique
complet et équilibré.
Par contre, lors de la fabrication des cellules sexuelles, et de la
séparation des lots chromosomiques, la translocation fait courir un risque
important à leur descendance. En effet, le chromosome mixte 21-13 se retrouve
dans la moitié des cellules sexuelles. De son coté, le chromosome 21 libre
peut migrer à l'autre pôle de division et l'on est alors en présence de deux
cellules reproductrices équilibrées, l'une à 22 chromosomes, porteuse de la
translocation, et l'autre à 23 chromosomes, tout à fait normale.
Mais, parfois, le chromosome 21 libre migre au même pôle que le
chromosome hybride 21-13. Il en résulte alors deux cellules reproductrices
déséquilibrées : l'une ne contient pas de chromosome 21 et ne peut conduire
à un développement embryonnaire, l'autre cellule contient deux 21, l'un libre
et l'autre transloqué. Après la fécondation (qui apportera normalement un
chromosome 21 venant de l'autre parent) l'oeuf sera trisomique 21 et aboutira à la formation d'un enfant anormal, trisomique 21.
L'on voit qu'en théorie, si le 21 libre migre indépendamment du
chromosome transloqué, on peut s'attendre à observer les 4 types de cellules
sexuelles en nombre égal, et, partant, observer les quatre types d'enfants
possibles avec une égale fréquence (normal, transloqué balancé à 45
chromosomes, anormal à 45 chromosomes par manque d'un chromosome 21 et
trisomique 21 à 46 chromosomes du fait de la translocation).
Ainsi que nous l'avons déjà dit l'absence d'un chromosome 21
interdit un développement embryonnaire normal, et les statistiques concernant
la descendance de mères porteuses d'une translocation 21-13 montrent que les
trois types d'enfants viables : normaux, transloqués et trisomiques 21
apparaissent avec une égale fréquence.
Au total, certaines femmes, bien qu'apparemment, normales, ont une
chance sur trois de donner naissance à un trisomique 21 si elles se trouvent
porteuses d'une translocation 21-13.
On conçoit dès lors toute l'importance du dépistage de ces cas,
relativement rares heureusement, puisque seulement 2 à 3% de tous les
trisomiques 21 sont nés de mères transloquées, les autres naissant de mères
normales.
Ce dépistage est encore bien plus nécessaire dans le cas des très
rares translocations entre deux chromosomes 21. Les sujets porteurs de deux 21
soudés, sont eux. aussi tout à fait normaux apparemment mais leur descendance
est définitivement condamnée à l'anomalie. En effet lors de la fabrication
des cellules reproductrices les deux 21 soudés migrent par nécessité au
même pôle et les deux cellules sexuelles résultantes sont toutes deux
anormales ; l'une a deux 21 et donnera donc naissance à un trisomique 21,
l'autre n'a pas de 21 du tout et ne pourra conduire au développement d'un
embryon. La prévision théorique est donc que la descendance de tels sujets ne
pourra comporter que des fausses-couches ou des trisomiques 21, à l'exclusion
de tout enfant normal.
Ces précisions théoriques ont été, hélas, confirmées par
l'observation.
Il serait fastidieux d'envisager ici tous les types de translocation
actuellement connus car ils sont fort nombreux. Cependant, il est possible de
tirer quelques conclusions très générales de la masse d'observations
accumulées depuis 5 ans.
Les remaniements de structure, bien tolérés chez l'individu qui
les porte, à condition qu'ils n'aient pas entraidé de perte de matériel
chromosomique, présentent un risque génétique grave qu'il est maintenant
possible de prévoir. Ce risque n'est d'ailleurs pas limité aux seuls
homologues des chromosomes intéressés par le remaniement et s'étend à l'ensemble de la garniture chromosomique. En effet un premier changement de
structure introduit une instabilité dans la séparation de tous les
chromosomes lors de la fabrication des cellules sexuelles et cet " effet
inter-chromosomique " explique l'observation de certaines familles dans
lesquelles on trouve une accumulation de maladies chromosomiques, bien
supérieure à la proportion attendue si ces accidents étaient indépendants
les uns des autres.
 Mécanisme d'une translocation entre deux
chromosomes acrocentriques. D'après Lejeune, 1964.
Haut
III. Les anomalies chromosomiques tardives
Jusqu'ici nous n'avons envisagé que les anomalies ultra précoces,
déjà inscrites dans l'oeuf et qui, par conséquent, se retrouvent dans toutes
les cellules de l'individu.
Il arrive qu'une anomalie chromosomique se produise dans une cellule
de l'individu adulte. Si l'anomalie est trop grave, incompatible avec la survie
cellulaire, la cellule meurt et est remplacée par les cellules voisines.
Parfois, l'anomalie chromosomique est viable, la cellule se multiplie et toutes
ses descendantes reçoivent la combinaison chromosomique anormale. L'ensemble
de ces cellules constitue un " clone " c'est-à -dire une population de cellules
homogènes, provenant toutes d'un ancêtre commun et possédant un patrimoine
génétique différent de celui de l'individu.
Si le changement chromosomique confère aux cellules qui le portent un
certain avantage sélectif par rapport aux cellules normales de l'individu, le
clone se développe, devient envahissant, et se transforme en une " néoplasie
", un cancer.
Ce processus est dès maintenant établi dans le cas de la leucémie
myéloïde chronique. Nowell et Hungerford ont en effet montré qu'au début de
cette maladie on observe que certaines cellules de la moelle osseuse ont perdu
un fragment du chromosome 21. Le petit chromosome qui résulte de cette perte
est connu sous le nom de chromosome Philadelphie du nom de la ville où il a
été observé pour la première fois.
Toutes les cellules " leucémiques " portent ce chromosome
Philadelphie, et l'on ne le rencontre jamais dans les cellules normales.
Lorsque la maladie évolue vers la phase aiguë terminale, après un temps plus
ou moins long de chronicité, on voit apparaître de nouvelles anomalies
chromosomiques qui viennent s'accumuler dans les cellules envahissantes.
Dans les autres cancers, les tumeurs solides en particulier, le
tableau est actuellement beaucoup moins clair. Il est dès maintenant établi
cependant dans certains cas que l'accumulation progressive d'anomalies
chromosomiques préexiste à la phase d'envahissement, mais les lois et les
modalités de cette évolution chromosomique des clones restent à découvrir.
Ce champ nouveau de la cytogénétique est en plein essor et l'on peut
raisonnablement s'attendre à ce que les progrès apportés à la cancérologie
par l'étude des chromosomes soient au moins aussi importants que ceux
apportés à l'étude des malformations congénitales par la découverte des
aberrations chromosomiques innées.
La question reste cependant entièrement ouverte de savoir si les
anomalies chromosomiques observées dans les cancers sont la cause ou la
conséquence de la maladie. Aucun argument formel ne permet de résoudre ce
problème fondamental. Pourtant, l'on sait que pratiquement tous les facteurs
cancérigènes connus (radiations atomiques, substances chimiques et infections
virales) ont tous la propriété de casser les chromosomes.
Autrement dit, pour le cytologénéticien la réponse à cette question
pourrait se formuler ainsi : les anomalies chromosomiques ne sont ni la cause
ni la conséquence du cancer, elles sont le processus néoplasique même.
Haut
Les buts de la cytogénétique
Le but de l'analyse des chromosomes et de leurs aberrations, n'est pas
seulement académique. Certes la connaissance de la cause des maladies et du
mécanisme de leur apparition est d'un grand intérêt, mais ne représente pas
une fin en soi.
Les recherches actuelles de la cytogénétique visent déjà plus
loin.
Au-delà de la cause primaire, déjà bien établie dans le cas des
trisomies par exemples les investigations en cours tendent à déceler quels
mécanismes biochimiques sont accélérés ou freinés par tel ou tel
changement chromosomique.
Le jour où nous saurons par exemple quelles réactions biochimiques
sont contrôlées par le chromosome 21, et accélérées par la présence de
trois chromosomes 21 (au lieu de deux) il sera possible d'envisager de bloquer
partiellement l'activité de ces réactions chimiques pour les ramener à un
équilibre normal. Autrement dit et pour reprendre l'image grossière de tout à l'heure, il sera possible d'essayer se déconnecter la bougie surnuméraire qui
induisait des explosions à contretemps.
Certes, nous sommes encore éloignés d'une telle réalisation et les
quelques données disponibles sont encore trop fragmentaires pour qu'il soit
possible d'en faire état, en dehors d'une discussion strictement technique.
Pour incertaines que soient ces hypothèses elles ont cependant
l'avantage de guider la recherche vers une tâche qui portera en elle-même la
plus grande récompense possible, si elle peut aboutir ; le premier espoir
raisonnable de modifier enfin le destin de ces enfants déshérités qu'une
erreur de la mécanique chromosomique condamne inexorablement à l'imbécillité
et à la difformité.
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