Chaque génération paye un lourd tribut aux erreurs de la mécanique
chromosomique, puisqu'en moyenne, sur cent naissances un enfant souffre d'une
anomalie chromosomique qui le condamnera, sa vie durant, à une infirmité. Ce
chiffre d'un pour cent ne concerne que les anomalies énormes, les seules que
nous puissions actuellement détecter.
Le probleme immédiat n'est plus de découvrir ces maladies nouvelles
et de reconnaître l'anomalie chromosomique qui les determine. Certes, de
nombreux syndromes restent à individualiser et le seront dans un proche avenir,
mais la question centrale est maintenant de comprendre comment un excès ou un
défaut de matériel chromosomique peut determiner une maladie.
Pour illustrer ce probleme, je prendrai deux exemples : celui d'un
excès de tout un chromosome, la trisomie 21, et celui du manque d'un segment
de chromosome, la maladie du Cri du Chat.
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La trisomie 21, maladie par excès
Il serait inutile de décrire à nouveau cette affection dont la
morphologie caractéristique, avec une face large, des pommettes saillantes et
des yeux cernés à leur angle interne par un repli cutané, rappelle vaguement
certains traits de races mongoles. En fait, la trisomie 21 se rencontre dans
toutes les races, blanches, noires ou jaunes. Chez tous les malades elle jette
un " masque " particulier sur les caractères personnels, familiaux ou
ethniques de l'enfant.
Avec l'âge, les particularités personnelles du sujet transparaissent
progressivement sous le masque de la difformité.
Lorsque l'on tente d'analyser cette altération, l'on s'aperçoit
qu'il s'agit de variations plus ou moins intenses autour de la forme dite
normale, et que tous les malades présentent une variation dans le même sens
(par exemple doigts trop courts, lignes de la main perturbées, etc.).
De cette simple observation de l'apparence, l'on peut retirer
l'impression qu'il s'agit de l'exagération de processus normaux (ou parfois de
leur arrêt).
Cette remarque est aussi valable dans le cas d'un manque de materiel
chromosomique. Nous connaissons des cas, extrêmement rares, dans lesquels l'un
des chromosomes 21 est partiellement absent. Il s'agit donc du contraire de la
trisomie 21, puisqu'au lieu d'un excès de chromosome (trois au lieu de deux
normalement) c'est un défaut (un seul au lieu de deux normalement), qui
produit la maladie.
Sans entrer dans le détail des symptomes de ce " contretype " de la
trisomie 21, il nous suffit de remarquer que ce sont les mêmes systèmes qui
sont atteints et que les variations qu'ils présentent par rapport à la normale
sont le contraire de celles observées dans la trisomie 21.
Ces malformations en miroir nous enseignent donc que si l'excès d'un
chromosome infléchit le développement de certains organes dans un sens, le
défaut du même segment l'infléchit en sens contraire.
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La maladie du Cri du Chat, maladie par
défaut
Un second exemple de défaut et d'excès pour un même matériel
héréditaire est fourni par le chromosome n° 5.
Certains enfants au lieu de posséder deux chromosomes n° 5 normaux,
n'en possèdent qu'un seul normal, l'autre ayant perdu une partie de son bras
court. La maladie qui en résulte est aussi stéréotypée que la trisomie 21,
mais fort différente d'aspect. Les enfants ont des yeux très écartés l'un
de l'autre, un crâne petit et une mandibule petite. De plus une conformation
laryngée anormale entraîne une consonnance particulière de la voix. Le cri
est tellement remarquable qu'il aiguille le diagnostic a lui seul : par son
timbre aigu et sa tonalité plaintive il simule à s'y méprendre le cri de
détresse d'un jeune chat. D'où le nom de l'affection.
Ici aussi, le contretype de la maladie, beaucoup plus rare
semble-t-il, est connu. Il est realisé par la présence d'un fragment
excédentaire de ce même bras court du chromosome 5.
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La notion de dosage chromosomique
Ces deux exemples et de nombreux autres, nous permettent de poser
correctement le problème : comment un excès (ou un défaut) de materiel
héréditaire, par ailleurs normal, peut-il déclencher une maladie ?
L'on sait que l'ensemble des informations qui, transmises de
générations en générations, indiquent à l'oeuf fécondé comment poursuivre
son développement jusqu'à la réalisation d'un être humain à partir d'une
seule cellule, sont inscrites sur une molécule speciale, l'A.D.N.
Selon un certain " code " qui constitue une veritable formule
chimique, au sens général du terme, l'A.D.N. contient, inscrit dans sa
structure moléculaire, toutes les informations, tous les ordres, toutes les
recettes indispensables au développement de la vie.
L'on sait aussi que ces ordres sont exécutés par d'autres
molécules, les enzymes, véritables machines-outils qui réalisent les
milliers de réactions chimiques indispensables.
Dans ces conditions l'excès d'un chromosome représente un excès
d'information, et l'on peut, en premiere approximation, supposer qu'il
entraîne un excès des enzymes correspondants. Bien que ceux-ci soient en eux
mêmes normaux, c'est leur production en trop grande quantité qui sera la
cause du mauvais fonctionnement de l'ensemble.
Par exemple, lorsque les quatre bougies d'un moteur à quatre cylindres
sont normalement connectées, elles induisent un cycle régulier d'explosions.
Supposons maintenant qu'une cinquième bougie, entièrement normale par
ailleurs, soit, par malfaçon, surajoutée à ce moteur. Il est évident qu'elle
ne peut qu'induire un trouble du rythme du moteur, ou, même si elle est
correctement synchronisée, déséquilibrer la puissance ou la rapidité des
explosions successives.
Ceci nous permet de comprendre que, l'excès ou l'insuffisance de
certains enzymes puisse être la cause des anomalies du développement
observées chez les sujets atteints, d'anomalie chromosomique.
Il nous reste à comprendre un second ordre du phénomène. Chaque
maladie chromosomique produit bien un type de difformité caractéristique,
mais toutes ont un même résultat commun, la débilité mentale. Qu'il
s'agisse d'un excès ou d'une insuffisance de materiel génétique, tout
déséquilibre chromosomique diminue le quotient intellectuel du malade.
Cet effet n'est nullement en contradiction avec la notion précédence
d'un excès, d'enzyme lorsqu'un chromosome est en surnombre ou d'un défaut
quand l'un des deux éléments vient à manquer et pour tenter de préciser
comment deux changements contraires peuvent produire le même effet, il nous
faut avoir recours à une image plus complexe.
La mise en oeuvre des réactions chimiques qui permettent la vie,
ressemble un peu a l'exécution d'une symphonie dont tous les éléments
doivent être rigoureusement coordonnés.
Chacun des enzymes peut être considéré comme l'un des musiciens de
l'orchestre exécutant sa partition. L'excès ou le défaut d'enzyme se
traduira, par un changement de vitesse de la réaction, ce qui est l'une des
lois essentielles de l'enzymologie.
Supposons donc que certains musiciens de l'orchestre sans changer une
seule note de leur partition, se mettent à jouer à une vitesse différente du
reste de l'orchestre. Que leur tempo personnel soit acceléré (excès de
chromosome) ou ralenti (défaut), le résultat sera toujours le même,
cacophonique.
De la même façon l'intelligence humaine, qui est la fonction la plus
intégrée que puisse supporter la matière vivante, sera toujours affectée
lorsque certaines des partitions génétiques, seront exécutées trop vite ou
trop lentement.
Par contre, si l'un des musiciens, exécutant un solo, enlève en un
prestissimo échevelé un moderato Cantabile, la symphonie entière ne sera pas
détruite, mais certains caractères particuliers seront changés. D'où la
possibilité d'un syndrome morphologique particulier correspondant à chaque
segment chromosomique atteint.
Il serait vain de pousser plus loin cette métaphore, mais s'il m'a
semblé nécessaire de la développer devant vous c'est qu'elle est peut-être
un peu plus qu'une simple figure de réthorique.
L'idée selon laquelle les anomalies chromosomiques agissent en
changeant la vitesse de réactions biochimiques particulières, pourrait-être
d'une grande importance pour la recherche, même si elle se révélait plus
tard ne représenter qu'une simplification outrancière d'une réalité très
complexe.
Nous savons en effet, qu'il est possible, par de très nombreux
artifices, d'accélérer ou de ralentir des reactions enzymatiques.
Dès lors, si nous connaissions quelles réactions enzymatiques sont
contrôlées par le chromosome 21, une tentative de correction deviendrait
possible.
Il est absolument hors de question, dans l'état actuel des choses,
d'essayer de supprimer le chromosome excédentaire, mais la possibilité de
contrôler les effets de son activité serait probablement d'un grand
secours.
Il est indispensable, au terme de ce court exposé de bien situer
l'état présent. Nous ne savons pas à ce jour quelles sont les réactions
chimiques directement contrôlées par le chromosome 21 ( ou par aucun autre),
et partant, aucun traitement curatif n'est actuellement connu. Par contre, la
condamnaton inexorable des enfants atteints d'une anomalie chromosomique, bien
que trop réelle aujourd'hui, paraîtra peut être dans l'avenir une de ces
généralisations trop hâtives dont, hélas, les chercheurs sont aussi
coutumiers que les autres hommes.
Certes, ces quelques réflexions sur le mécanisme d'action des
anomalies chromosomiques sont encore bien spéculatives. Pourtant, si la
jonction à faire entre ce que le chimiste observe dans une éprouvette et le
chromosome excédentaire que voit le généticien implique de très tongues
recherches, elles méritent surement d'être entreprises. Elles représentent
en effet le seul espoir raisonné de venir en aide à ces infortunés, qui,
n'ayant point reçu un patrimoine équitable, sont en plein sens du terme, les
plus déshérités des enfants des hommes.
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