A la suite de l'article de M. R. Lavocat publié en juin 1961 dans
ça N.R.Th., nous avons reçu du Profes-seur J. Lejeune des pages que nous
publions ci-après. Leur objet est strictement limité : elles contestent, au
nom de la génétique, que le polygénisme soit scientifiquement établi. Ce
n'est certes pas à la théologie qu'il revient de décider du degré de
certitude qu'il faut reconnaître, du point de vue scientifique, au
monogénisme ou au polygénisme. C'est la tâche des savants et il va de soi
que ce n'est point dans la N.R.Th. que doivent se déployer leurs discussions
techni-ques. Toutefois il nous a paru utile, à titre d'information et par souci
d'objectivité, de porter à la connaissance de nos lecteurs les pages du
Professeur Lejeune et de per-mettre à M. Lavocat d'exprimer son point de
vue.
Le problème de l'origine de l'homme divise les paléontologistes
depuis que Klaatsch en 1910 énonça la théorie polygénique, reprise par Rosa
et Montandon dans les années 1920.
Sous les coups répétés des spécialistes tels que H. Vallois et
Mlle H. Alimen, cette théorie fut abandonnée sous sa forme extrême (le
polyphylétisme) et ses tenants se virent réduits à une position de repli, qui
s'appelle toujours le polygénisme [1]. En bref, cette théorie suppose
l'existence d'un petit groupe en voie d'hominisation progressive, dans lequel
l'accumulation de " petites mutations " amènerait certains individus au seuil
de l'humain, tandis que d'autres resteraient encore au stade infra-humain.
Progressivement, le type humain l'emporte et devient prépondérant.
Un récent article [2] présente ce point de vue comme
scientifiquement établi, et diverses considérations théologiques, qui
découleraient de sa validité, sont envisagées.
Vu l'importance du problème, il nous paraît indispensable de savoir
comment la génétique peut s'accommoder de l'une et de l'autre hypothèse : du
polygénisme par transformation d'un groupe ou du monogénisme par apparition
d'un couple.
Haut
La notion d'espèce
L'ensemble des hommes répond à la définition génétique d'espèce
tous les êtres humains ont un patrimoine héréditaire commun, qui les fait
hommes, et possèdent certaines particularités, les " petites mutations ", qui
les différencient les uns des autres selon la façon dont elles sont
rassemblées dans chaque individu. Toutes les races humaines sont
interfécondes et leurs hybrides le sont aussi.
Cette fraternité biologique des membres d'une même espèce est
déterminée par l'identité de structure des chromosomes, petits filaments
contenus dans le noyau des cellules et vecteurs de l'information génétique.
Les 23 paires de notre patrimoine sont les mêmes chez tous, mis à part les cas
pathologiques dont l'importance nous apparaîtra tout à l'heure.
La constitution des chromosomes d'une espèce définit cette dernière
mieux que tout autre caractère taxonomique, puisque c'est elle qui lui impose
ses limites.
D'une espèce à l'autre, aucun échange de petites mutations n'est
possible, même lorsque certains croisements sont féconds. Le mulet par
exemple est parfaitement viable et même, sur certains points, supérieur à ses
géniteurs, l'âne et la jument ; mais il est stérile. Il ne peut donc
transmettre à l'un des groupes parentaux certains caractères qu'il a reçu de
l'autre.
On voit par cette observation familière, que deux espèces ne
diffèrent pas seulement par de nombreuses petites mutations, mais qu'elles
sont séparées par une barrière génétique.
Les chromosomes de l'âne ressemblent à ceux du cheval, mais de
nombreuses différences permettent de les reconnaître aisément. On peut même
dans les cellules du mulet ou du bardot identifier les chromosomes " âne " et
les chromosomes " cheval " réunis chez l'hybride. La stérilité de ce dernier
provient justement de ces différences entre les chromosomes ; ceux-ci ne
peuvent s'apparier deux à deux pour fabriquer des cellules sexuelles
équilibrées, contenant chacune exactement la moitié du patrimoine
génétique de l'espèce.
Haut
La spéciation par petites mutations
La viabilité de l'hybride démontrant que l'accumulation de petites
mutations ne suffit pas à séparer l'âne du cheval, la théorie polygénique
d'un groupe d'ânes " en voie d'équinisation " ne pourrait se soutenir sans de
nombreuses hypothèses accessoires.
On voit très clairement en effet que dans ce groupe " en voie
d'équinisation " les petites mutations n'auraient pu conduire au cheval
puisque les gènes d'un cheval imparfait se fussent dilués dans les
chromosomes des ânes ou bien n'eussent pu s'implanter à partir d'un seul
cheval, supposé réussi, en raison de l'impossibilité d'échanges
génétiques entre les deux espèces.
D'où cette remarque décisive : si les petites mutations faisaient
toute la différence, il n'y aurait que des " chevânes " et non des ânes et
des chevaux.
Il est donc absolument nécessaire que la nature procède par bonds.
Nous en observons d'ailleurs chaque jour en pathologie humaine, même si
certains d'entre eux nous semblent des faux-pas.
Haut
Les anomalies chromosomiques
A la naissance, un enfant sur cent est porteur d'une anomalie
chromosomique. L'importance de ce chiffre, totalement insoupçonnée il y a
quelques années, nous montre quel tribut chaque génération paye aux erreurs
de la mécanique chromosomique, et nous révèle en même temps quelle "
pression évolutive " est toujours en réserve dans une espèce.
Nous résumerons suffisamment un très grand nombre d'observations en
disant que, lorsqu'un chromosome est en excès, le développement morphologique
de l'enfant est infléchi dans un certain sens alors que, si ce même segment
du patrimoine vient à manquer, le développement est infléchi dans le sens
contraire [3]. Pour un taxonomiste ceci signifie que de très nombreux
caractères de l'individu sont modifiés en bloc par un seul accident.
Ces excès ou ces défauts de chromosomes sont en général très
défavorables et ne peuvent guère s'implanter dans une espèce.
Rien n'empêche de penser cependant que certaines combinaisons
nouvelles puissent être supérieures au modèle commun.
Haut
La spéciation par changements
chromosomiques
Des échanges entre chromosomes, sans perte ou gain de matériel
génétique, peuvent coexister dans une même population, bien que la
fertilité des croisements entre porteurs et non-porteurs soit diminuée.
Il est tout à fait concevable que l'accumulation d'un certain nombre
de ces remaniements, à l'intérieur d'une même lignée, finisse par isoler
celle-ci du reste de l'espèce, chaque remaniement nouveau réduisant un peu
plus la fertilité des croisements.
Il serait par contre hautement improbable que des remaniements
fortuits fussent toujours équitables. Pertes ou gains se produisent fatalement
et nous venons justement de voir que ces omissions ou ces répétitions de
certaines parties du message héréditaire modifient les caractères
taxonomiques beaucoup plus profondément que les petites mutations.
Pour qu'une nouvelle espèce émerge et se referme sur elle-même, il
est donc nécessaire que la mise en commun des remaniements de structure et des
effets de dosage génique surmonte les difficultés de reproduction
qu'entraîne leur inévitable confrontation.
La complexité de ces interactions impose la plus grande prudence dans
l'emploi des équations classiques de la génétique évolutive, car ces lois
ne rendent compte que de la diversité des races à l'intérieur d'une même
espèce.
Pourtant, il paraît raisonnable d'admettre que la probabilité
d'homogénéisation reste liée au degré de consanguinité du groupe. Dans ces
conditions, les chances de réussite seraient d'autant plus grandes que le
groupe serait plus restreint.
Il est alors tout naturel de rechercher si le cas limite, d'un groupe
réduit à sa plus simple expression, fait partie de l'ensemble des
solutions.
Haut
L'isolement spécifique à partir d'un couple
Pour donner une idée de cette possibilité, nous prendrons le
remaniement le plus simple, bien connu dans notre espèce, la fusion de deux
chromosomes en un seul.
Tout homme normal possède deux exemplaires de la paire 13. Si ces
deux bâtonnets se soudent l'un à l'autre pour ne plus former qu'un seul
élément, l'individu porteur de cette nouveauté n'aura que 45 chromosomes au
lieu de 46 normalement. Il apparaîtra cependant comme entièrement normal
puisqu'il posséda bien l'information génétique compléte, contenue dans ses
deux chromosomes 13 soudés. Par contre lors de la fabrication des cellules
reproductrices, ce chromosome unique 13-13 ne peut se désunir et, par
conséquent, migre dans l'une des cellules sexuelles, l'autre ne recevant aucun
chromosome 13.
Comme la fécondation par une cellule sexuelle normale apporte un
exemplaire de chaque paire, les deux types d'enfants possibles ne sont pas
viables.
- ou bien, la cellule primordiale parte un 13 normal et le 13-13 soit
au total trois chromosomes 13, ce qui détermine une malformation incompatible
avec la vie (trisomie 13) [4].
- ou bien la cellule primordiale ne contient qu'un seul chromosome 13,
combinaison ne permettant pas le développement embryonnaire.
Ce type de remaniement ne peut donc s'établir à partir d'un seul
porteur.
La situation est entièrement différente s'il existe un couple de
sujets, de sexe différent évidemment, marqués de la même
particularité.
Comme tous deux forment des cellules sexuelles porteuses du 13-13, ou
sans 13 du tout, on peut attendre trois types d'enfants :
- ou bien deux cellules porteuses du 13-13 se rencontrent et il existe
alors quatre chromosomes 13 au lieu de deux normalement. Cette combinaison est
encore plus défavorable que la trisomie 13.
- ou bien deux cellules sans chromosomes 13 se rencontrent. Le
produit, ne possédant aucun chromosome 13, ne peut pas se développer puisque
un seul 13 est déjà insuffisant.
- ou bien une cellule porteuse du 13-13 rencontre une cellule sans
chromosome 13. Le produit est alors tout à fait normal et identique à ses
parents.
A partir de ce couple une nouvelle espèce est isolée : les enfants
sont identiques à leurs parents, ils sont féconds entre eux, mais ne peuvent
échanger aucun gène avec la souche ancestrale dont ils viennent
d'émerger.
Il suffit que cette fusion entre les chromosomes 13 s'accompagne d'un
effet de dosage, c'est-à -dire qu'un segment soit en excès ou en défaut pour
que les caractères taxonomiques soient changés, et que la nouvelle espèce
devienne reconnaissable aussi bien pour le généticien que pour le
classificateur, pour l'éleveur que pour le morphologiste.
Haut
Apparition du couple originel
Pour que cette spéciation d'emblée reste plausible, il faut que
l'apparition soudaine du couple mutant ne soit pas totalement improbable.
Le type d'accident primaire pris en exemple ici n'est pas absolument
exceptionnel. Cependant, pour que deux sujets s'en trouvent simultanément
porteurs, à la même génération et à proximité géographique raisonnable, la
fréquence primitive devrait être réduite par de très nombreux facteurs et
pourrait devenir infime.
Certains phénomènes biologiques, observés récemment, apportent un
début de réponse à cette difficulté, par exemple, l'existence de couples de
jumeaux identiques mais de sexe différent (monozygotisme hétérocaryote).
Le mécanisme en est le suivant :
Un oeuf fécondé, mâle, se clive en deux embryons dont l'un se
développe normalement en un individu de sexe masculin. L'autre, ayant perdu
son chromosome Y lors de la séparation, prend un aspect féminin. L'individu
qui en résulte est très exactement un fragment du mâle dont il est issu.
Ce type de gémellité extraordinaire est évidemment fort rare, mais
on en connaît plusieurs exemples dans lesquels l'un des sujets était
infécond.
On ne peut estimer, même grossièrement, la probabilité d'apparition
d'un tel couple entièrement réussi, mais les demi-échecs que nous observons
laissent à penser qu'un tel phénomène n'est nullement impossible.
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L'hypothèse adamique
Les données de la cytogénétique humaine sont encore trop
fragmentaires pour que le schéma présenté ci-dessus puisse être tenu pour
un modèle achevé.
Ces quelques réflexions montrent cependant que l'hypothèse du couple
originel a le très précieux avantage de pouvoir être décrite en termes
d'événements chromosomiques directement analysables.
Par ailleurs ce mécanisme de préservation des effets de dosage
génétique ne requiert pas que chacune des étapes intermédiaires ait été
favorable per se.
Enfin, il faut voir clairement que polygénisme et monogénisme
s'opposent sur un point d'importance.
Dans la théorie du groupe, les hommes seraient les descendants de
primates inégaux que mutation et sélection eussent progressivement rendus
similaires.
Dans l'hypothèse du couple unique, les hommes sont frères, d'abord
et entièrement.
Comment pourrait-on négliger la seule évidence biologique qui nous
soit donnée : la pleine fraternité des hommes ?
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Notes
1. Pour plus de détails, cfr J. CARLES, Polygénisme ou monogénisme :
le problème de l'unité de l'espèce humaine, dans archives de Philos., 1948,
p. 84-100.
2. R. LAVOCAT, Réflexions d'un paléontologiste sur d'état originel de
l'humanité et le péché originel, dans N.R.Th. 89 (1967) 582-600.
3. J. LEJEUNE, Types et contretypes, dans Journées parisiennes de
Pédiatrie. Paris, Flammarion, 1966, pp. 73-83.
4. R. TURPIN et J. LEJEUNE, Les chromosomes humains. Paris,
Gauthier-Villars, 1965.
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