Après la naissance d'un enfant anormal un examen cytogénétique est
effectué chez un couple pour évaluer les risques éventuels d'une future
grossesse. On détecte une inversion péricentrique d'un chromosome 10 chez la
mère. L'examen de l'enfant anormal, réalisé ultérieurement, révèle alors
l'existence d'un chromosome 10p+. L'analyse fine des bandes chromosomiques, par
les méthodes de bandes R et T (DUTRILLAUX et LEJEUNE, 1972 ; DUTRILLAUX, 1973)
permet d'armer que l'enfant porte une duplication partielle l0q par suite d'une
aneusomie de recombinaison survenue lors de la méiose maternelle.
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Histoire
Le couple consulte pour un conseil génétique, le second de leurs
deux fils étant anormal.
Le mari, âgé de 30 ans, et la femme de 28 ans, sont de phénotype
normal. Leur premier enfant III1, bien portant, pesait à la naissance 4,4
kg.
Pour le second enfant III2 (fig. 1), la grossesse se déroula sans
complication, l'accouchement ayant lieu 8 jours après le terme prévu. A la
naissance l'enfant qui pèse 3,170 kg, ne crie pas immédiatement. Il est
cyanosé à la face et aux extrémités. Son test d'Apgar est à 7/10 et l'on
constate d'emblée de nombreuses malformations.
Hospitalisé à l'âge de 1 mois (service du Prof. LARBRE) pour
difficultés d'alimentation en raison d'une large fissure palatine, il pèse
alors 3,450 kg, mesure 51 cm, son périmètre cranien est de 37 cm (normal). De
plus il est en détresse respiratoire consécutive à de nombreuses fausses
routes.
 Fig. 1 - Arbre généalogique.
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Phénotype (fig. 2)
On note une microphtalmie avec fentes palpébrales étroites et
hypertélorisme. Le nez est petit, applati à la racine avec des orifices
narinaires s'ouvrant en avant. La bouche est étroite et il existe une
importante fissure du tiers postérieur du palais. Le périmètre cranien est
encore de 37 cm à 2 mois (normale: 38 ± -1,2 cm). Les sourcils sont fins et
arqués et se prolongent jusqu'au niveau de la commissure palpébrale. Les
mains sont petites, les pouces ont une implantation proximale et sont fléchis
en opposition permanente. Des deux côtés, l'index, en griffe, est séparé du
médius par un large espace.
Les deux pieds sont en valgus et il existe un point d'ossification
tarsien supplémentaire. L'espace entre le premier et le second orteil est
augmenté. Le gros orteil est en flexion permanente.
Le tronc est couvert de lanugo, le thorax est court avec ébauche de
pectus excavatum.
A la radio, les ailes iliaques sont trop petites et l'angle
d'obliquité du cotyle est de 32° à droite et de 35° à gauche.
L'électroencéphalogramme (Dr. LANTERNIER) est très perturbé,
avec une activité épileptogéne continue à l'état de veille sur
l'hémisphère gauche, diffusant à droite lors de la somnolence.
L'examen du fond d'oeil ne décèle pas d'oedème pupillaire, mais
les veines semblent dilatées.
Le coeur est normal. Le retard psycho-moteur énorme, s'accompagne
d'une profonde hypotonie. De plus, l'enfant est agité de mouvements
spasmodiques.
Il décède à l'âge de 4 mois et demi d'infection respiratoire. La
vérification anatomique n'a pu être effectuée.
 Fig. 2 -
Phénotype du proposant.
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Observation
L'examen en coloration classique n'a révélé qu'une difficulté
d'appariement des chromosomes C chez la mère et l'enfant sans déceler
d'anomalie précise.
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Analyse par dénaturation ménagée (DUTRILLAUX et
LEJEUNE, 1972)
Chez la mère, un chromosome 10 est remplacé par un élément de
même taille mais plus métacentrique. L'analyse des bandes indique clairement
qu'il s'agit d'une inversion péricentrique : inv (10) (fig. 3a). La même
anomalie est retrouvée chez son fils aîné (III1).
Le caryotype de l'enfant anormal (III2) montre l'existence d'un
chromosome 10p+ presque métacentrique. Le bras long de cet élément et la
partie proximale de son bras court sont exactement comparables à ceux du 10
normal. Par contre, à l'extrémité du bras court il existe des bandes en
excès qui pourraient correspondre aux bandes distales du bras long (fig.
3b).
L'éventualité d'une aneusomie de recombinaison, avec duplication
de la partie terminale du bras long paraît dés lors très probable.
Le caryotype du père (II1) et celui de la grand-mère maternelle
(I2) sont normaux. Le grand-père maternel (I1) n'a pu être examiné.
 Fig. 3 - Montage des chromosomes 10 après dénaturation : (a) de
la mère; (b) du proposant.
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Analyse après marquage des bandes terminales
(DUTRILLAUX, 1973)
Cette nouvelle technique, qui fait intervenir une coloration par
l'acridine orange diffère sensiblement de celles récemment décrites (BOBROW
et al., 1972 ; COUTURIER et al., 1973).
Elle consiste à faire d'abord une dénaturation thermique en
présence de colorant de Giemsa (solution de Giemsa 3%, tampon phosphate 3%,
eau distillée 94%), à la température de 87°C pendant 10 à 30 min.
Après décoloration, les préparations sont ensuite recolorées par
l'acridine orange (COUTURIER et al., 1973).
Certaines bandes terminales (bandes T) émettent alors une
fluorescence particulièrement vive qui permet de les distinguer des autres
bandes, de moindre intensité.
En particulier, le marquage du chromosome 10 se caractérise par une
faible fluorescence rouge générale, un léger marquage des bandes R en vert,
et une intense fluorescence verte de la région télomérique du bras long.
Chez la mère, on reconnaît le marquage normal de l'un des 10.
L'autre 10 porte sur son bras le plus court les bandes proximales normalement
situées sur le bras long (10q11 ?10q24). Sur le bras le plus long on
reconnaît d'abord le marquage habituel du bras court, dont la dernière bande
serait légèrement renforcée, puis les bandes 10q24 ?10q26 qui manquent sur
l'autre bras. La bande télomérique 10q26 est en particulier très
caractéristique (fig. 4a).
Chez l'enfant anormal, cette bande 10q26 s'observe à l'extrémité
de chaque bras du chromosome remanié, traduisant formellement l'existence
d'une duplication de la partie distale du bras long (fig. 4b), c'est-à -dire
des bandes 10q24 à 10q26, toutes les autres bandes étant normales.
 Fig. 4. Montage des chromosomes 10 avec mise en évidence des
bandes terminales: (a) de la mère ; (b) du proposant.
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Discussion
Depuis sa description théorique dans notre espèce (LEJEUNE et
BERGER, 1965) l'existence de l'aneusomie de recombinaison n'avait jamais été
formellement démontrée par une technique de marquage. En effet, l'utilisation
de la méthode de dénaturation ménagée ne nous avait pas permis de
démontrer ce mécanisme dans l'un des cas présumé à partir de l'analyse en
coloration classique, et antérieurement publié (famille B, LEJEUNE et BERGER,
1965).
Dans notre exemple, la mère porte assurément une inversion
péricentrique d'un chromosome 10. L'analyse précise de la séquence des
bandes permet de localiser exactement les points de cassure : sur le bras
court, la bande terminale 10p15 et sur le bras long, la bande intermédiaire
10q24.
Le caryotype se symbolise donc par la formule 46,XX,inv(10)(p15q24),
selon la nomenclature de PARIS CONFERENCE (1971).
Chez le proposant, le bras long du 10 remanié est intact. Le bras
court est préservé jusqu'à sa bande terminale, dont le marquage est
renforcé, probablement par l'accolement d'une partie de la bande 10q24.
Au-delà , on observe deux bandes dont le marquage est compatible avec celui des
bandes 10q25 et 10q26. La reconnaissance de cette dernière bande est
définitivement établie par la technique de bandes T (fig. 4 et 5).
L'enfant est ainsi trisomique pour la partie distale du bras long du
10 (bandes 10q24 ? 10q26) et monosomique pour une partie de la bande 10p15,
et son caryotype se symbolise par la formule 46,XY,rec(10),dup q, inv(10)
(p15q24).
Il devient donc aisé de comprendre le mécanisme méiotique ayant
produit la recombinaison.
Lors de la méiose maternelle, les deux chromosomes 10 se sont
appariés au niveau du segment inversé (10p15 ? 10q24), et il s'est produit
un échange de chromatide en un point quelconque de ce segment.
En raison de la petite taille des segments distaux (10p15) et (10q24
? 10q26), on peut penser qu'ils n'ont pas nécessairement formé de synapse
et que la figure méiotique correspondait soit à une synapse incomplète du
bivalent 10 (fig. 6), soit à la figure classique de la boucle d'inversion ;
cette dernière disposition est peut-être moins probable.
Les inversions péricentriques ne sont pas exceptionnelles dans notre
espèce. Leur fréquence est approximativement de 0,07 x 10-3
(DUTRILLAUX, 1972). Cependant, dans la grande majorité des cas, l'anomalie
semble se transmettre telle quelle, de générations en générations.
Lorsque l'anomalie est recencée pour un trouble de la reproduction,
il semble s'agir plus fréquemment de stérilité que de survenue d'enfants
anormaux par aneusomie de recombinaison.
En fait, deux points essentiels semblent déterminer les conséquences
pathologiques des inversions péricentriques : la nature du chromosome atteint
et la position des points de cassure.
Pour le premier point, il est évident que la trisomie et la monosomie
partielle du chromosome atteint doivent être compatibles avec la survie : deux
exemples précédents avait montré que la trisomie 10q permet une brève
survie (GROUCHY et al., 1972 ; LAURENT et al., 1973).
Le second point, qui concerne la position des points de cassure est
évidemment lié au premier. La probabilité de survenue d'un échange de
chromatide dans le segment inversé est d'autant plus grande que ce segment est
long, ce qui implique que le chromosome atteint soit grand, et que les points
de cassure soient éloignés du centromère, comme dans notre exemple.
D'autre part, la position des points de cassure détermine un second
paramètre tout aussi important : la trisomie et peut-être surtout la
monosomie entraînés par la recombinaison seront d'autant plus compatibles
avec la vie que les segments atteints seront plus réduits. Ceci implique
également que les points de cassure soient éloignés du centromère.
Ces contraintes topologiques sont d'ailleurs respectées dans le cas
de FAED et al. (1972) : inv(5) et dans un autre cas actuellement en cours
d'étude au laboratoire: inv(4).
On conçoit donc que l'inversion péricentrique de la mère ait permis
la survenue de l'enfant anormal, par aneusomie de recombinaison ; puisque la
monosomie ne porte que sur une partie d'une bande et la trisomie sur moins de 3
bandes.
Dans cet exemple précis, le risque de récurrence semble assez
élevé du fait de la longueur du segment inversé et donc de la probabilité
d'un échange de chromatides.
D'une façon générale, il apparaît que les cas d'aneusomie de
recombinaison après inversion péricentrique doivent se produire de
préférence lorsque le chromosome atteint est de grande taille, et que sa
morphologie classique est peu remaniée en apparence.
L'analyse du caryotype des parents d'enfants porteurs d'une délétion
ou d'un excès de matériel chromosomique, par une méthode de marquage est
donc indispensable avant de pouvoir éliminer tout risque de récurrence. A cet
égard, la méthode de bandes T semble particulièrement indiquée, puisqu'elle
permet de détecter le changement de position de certaines bandes
terminales.
 Fig. 5 - Caryotype du proposant, observation en
bandes T.
 Fig. 6 - Schéma
théorique de l'inversion péricentrique et de la méiose maternelle.
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Références
BOBROW, M.; COLLACOTT, H. E. A. C. et MADAN, K.: Chromosome banding
with acridine orange. Lancet ii: 1311 (1972).
COUTURIER, J.; DUTRILLAUX, B. et LEJEUNE, J.: Etude de fluorescences
spécifiques des bandes R et des bandes Q des chromosomes humains. C. R. Acad.
Sci. 276: 339-342 (1973).
DUTRILLAUX, B.: Les aberrations chromosomiques transmissibles. In J.
Par. Péd. Flammarion Edit.13-21(1972).
DUTRILLAUX, B.: Nouveau système de marquage chromosomique: les bandes
T. Chromosoma, Berl. 41: 395-402 (1973).
DUTRILLAUX, B. et LEJEUNE, J.: Sur une nouvelle technique d'analyse du
caryotype humain. C. R. Acad. Sci. 272: 2638-2640 (1972).
FAED, M. J. W.; MARRIAN, V. J.; ROBERTSON, J.; ROBSON, E. B. et COOK,
P. J. L.: Inherited pericentric inversion of chromosome 5: a family with
history of neonatal death and a case of "cri du chat" syndrome. Cytogenetics
11: 400-411 (1972).
GROUCHY, J. DE; FINAZ, C.; ROUBIN, M. et Roy, J.: Deux translocations
familiales survenues ensemble chez chacune de deux soeurs, l'une équilibrée,
l'autre trisomique partielle 10q. Ann. Génét. 15: 85-92 (1972).
LAURENT, C.; BOVIER-LAPIERRE, M. et DUTRILLAUX, B.: Trisomie 10
partielle par translocation familiale t(1;10)(q44;q22). Humangenetik 18:
321-327 (1973).
LEJEUNE, J. et BERCER, R.: Sur deux observations familiales de
translocations complexes. Ann. Génét. 8: 21-30 (1965).
PARIS CONFERENCE (1971): Standardization in human cytogenetics. Birth
Defects: Original Article Series, Vol. 8, No. 7 (The National Foundation, New
York 1972).
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