On appelle monozygotes hétérocaryotes des jumeaux issus d'un même
oeuf, mais différant l'un de l'autre par la survenue très précoce d'une
anomalie chromosomique. Selon que cette erreur porte sur la perte d'un Y, la
perte ou le gain d'un X, l'excès d'un chromosome 21 ou encore d'un autre
élément, ces couples gémellaires se présentent comme composés : (a) d'un
sujet mâle et d'un sujet atteint de syndrome de Turner, (b) d'un sujet
féminin normal et d'un sujet atteint de dysgénésie gonadique, (c) d'un sujet
normal et d'un sujet trisomique 21, ou encore (d) d'un sujet normal et d'un
monstre acardiaque.
Depuis 1961, date de la première description de la gémellité MZ
hétérocaryote (Turpin et al. 1961, Lejeune et Turpin 1961), 14 cas ont été
rapportés dans la littérature (Aurias 1974). Une brève revue de ces
différents cas nous permettra de résumer l'ensemble des observations.
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A. Couples garçon normal - fille Turner
L'observation princeps (Turpin et al. 1961) et celle de Dent et
Edwards (1963) correspondent à cet aspect. Dans le premier cas, le garçon de
phénotype normal est homogène 46,XY dans la peau et le fascia lata, et
présente une faible proportion de cellules 45,X dans le sang avec une
majorité de cellules 46,XY. La fille, de phénotype turnérien typique, est
homogène 45,X dans la peau et le fascia lata, présentant par contre une
population homogène de cellules 46,XY dans le sang. La mise en commun d'un
clone sanguin 46,XY, rend moins concluante l'identité des groupes sanguins
pour déterminer la monozygotie. Toutefois l'absence de rejet de greffes de
peau réciproques et la démonstration de la persistance du caryotype des
cellules ainsi transplantées permet d'affirmer l'origine uniovulaire.
L'observation de Dent et Edwards est beaucoup plus paradoxale : le
garçon, d'aspect normal, possède exclusivement des cellules 45,X dans le sang
et la peau, alors que la fille, atteinte de Turner typique, est bien 45,X dans
la peau mais possède une faible proportion de cellules 46,XY dans le sang. Ici
aussi les groupes sanguins sont identiques chez les deux jumeaux.
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B. Couples fille normale - fille atteinte de dysgénésie
gonadique
Dans trois observations (Mikkelsen et al,1963, Edwards 1964 et 1966,
Bourdy 1969) il existe un mosaïcisme 46,XX/45,X dans le sang des jumelles,
avec identité des phénotypes sanguins. Dans les deux cas où la peau a été
étudiée, la jumelle normale est homogène 46,XX et la jumelle atteinte du
syndrome de Turner est homogène 45,X (Bourdy 1969) ou toutes deux mosaïques
46,XX/45,X avec une nette prédominance du clone 45,X chez la jumelle atteinte
(Mikkelsen et al. 1963).
Dans l'observation de Russel et al. (1966) les deux jumelles sont
atteintes de dysgénésie gonadique, l'une étant de type turnérien pur et
homogène 45,X, l'autre présentant une sorte de pseudohermaphrodisme avec une
gonade mal différenciée mais de type testiculaire et possédant un clone
minoritaire 46,XY. Cette observation rappelle très fortement les deux cas de
monozygotisme hétérocaryote 45,X/46,XY discutés au paragraphe précédent.
L'observation de Ross et al (1969) révèle un mosaïcisme
45,X/47,XXX chez deux jumelles. L'une étant, dans la peau, homogène 47.XXX et
de phénotype sensiblement normal, l'autre étant mosaïque à forte
prédominance 45,X et de type turnérien. Ici, l'absence de tout clone normal
fait penser que l'erreur, une malségrégation de l'X, s'est produite lors de
la première division en deux blastomères.
Finalement l'observation de Aurias (1974) d'une Jumelle normale
homogène 46,XX dans le sang et d'une jumelle atteinte de dysgénésie
gonadique modérée, homogène 46,XXiq, c'est à dire atteinte de syndrome iso
X, révèle elle aussi une mosaïque XX/XXiq dans le sang de la malade. Ici
aussi la mise en commun de la lignée hématopoïétique par anastomose
précoce paraît très probable.
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C. Couples sujet normal - sujet trisomique
21
Trois cas sont publiés: Lejeune et al. (1962), Dekaban (1965) et
Shapiro et Fainsworth (1972). Dans les trois cas le cojumeau normal est
homogène à 46 chromosomes, le jumeau atteint étant, soit homogène trisomique
21, soit mosaïque normal/trisomique 21.
Les dissemblances phénotypiques portent exclusivement sur les
caractères morphologiques caractéristiques de la trisomie 21, les phénotypes
sanguins étant identiques.
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D. Cas des monstres acardiaques
II est possible que ces observations puissent relever du mécanisme de
gémellité MZ hétérocaryote. Dans deux observations le sujet bien portant a
un caryotype normal, le monstre acardiaque étant porteur d'une trisomie C (Ker
Melville et Nabil Rashed 1966, Scott et Ferguson-Smith, 1973) l'aut|re cas
révélant un chromosome minute surnuméraire (Turpin et al. 1967).
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Diagnostic
(1) La présence, presque constante, d'une mosaïque sanguine chez
les deux jumeaux impose de confirmer l'identité des groupes sanguins et
sériques par la recherche systématique d'une double population. En cas
d'incertitude les greffes de peau réciproques restent le test le plus
précis.
(2) Les mosaïques sanguines imposent aussi l'examen systématique
d'autres tissus prélevés en différents points de l'économie. En cas
d'anomalie des chromosomes sexuels, l'examen chromosomique des gonades est
indispensable.
(3) Tous les autres caractères de ressemblance, pigmentation de la
peau, des cheveux, des iris, forme des oreilles, dermatoglyphes, etc., sont
d'une extrême importance. Les discordances dépendant du syndrome
chromosomique ne contredisent évidemment en rien le diagnostic.
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Mécanisme
La chronologie des événements est très difficile à établir. Dans
tous les cas, l'erreur est nécessairement post-zygotique. Dans le cas de
mosaïque X/XXX l'absence de clone normal plaide en faveur d'une
malségrégation dès la première division blastomérique. Pour le couple
garçon XY et fille XO et pour le couple XX/XXiq, la même précocité est
possible, mais on ne peut éliminer la possibilité du clivage plus tardif d'un
bouton embryonnaire mosaïque. Cette dernière situation est la plus probable
dans les autres observations.
Reste la possibilité d'un déterminisme commun à l'erreur
chromosomique et au clivage en deux jumeaux. On ne peut exclure l'hypothèse
d'un effet du déséquilibre chromosomique sur le comportement cellulaire
(sélection différentielle ou changement des propriétés de surface).
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Signification
Les couples MZ hétérocaryotes apportent de précieuses indications
cliniques puisque, dans les cas très purs, la seule différence entre les
jumeaux est due à l'anomalie chromosomique, alors que leur patrimoine génique
est identique. L'accumulation de ces observations offre donc des possibilités
d'analyse extrêmement précise.
En génétique évolutive, ce type de gémellité est potentiellement
d'un grand intérêt. Chez la souris, par exemple, un couple XO et XY serait
fécond puisque la souris XO est fertile (contrairement au syndrome XO chez la
femme). S'il se trouvait que le zygote possédât de surcroît un remaniement
chromosomique de type cloisonnant, c'est à dire interdisant un croisement de
retour avec l'espèce d'origine, cet accident, joint au monozygotisme
hétérocaryote, conduirait à une spéciation d'emblée (Lejeune 1968).
Or, on démontre (Aurias 1974) que seule la consanguinité la plus
étroite peut rendre probable l'installation d'un remaniement chromosomique.
Cette prévision est en excellent accord avec l'obtention d'espèces
végétales nouvelles par autofécondation d'un hybride rendu tétraploïde.
Comme les barrières génétiques entre espèces supérieures voisines
sont essentiellement de nature chromosomique (Lejeune et al. 1973), on voit que
le monozygotisme hétérocaryote, véritable équivalent génétique d'une
autofécondation, pourrait permettre de doubler le cap difficile de
l'hétérozygotie pour les grands remaniements de structure et constituer ainsi
l'un des mécanismes chromosomiques de la spéciation (Lejeune 1975).
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Bibliographie
Aurias A. 1974. Contribution à l'étude du mécanisme et de la
signification du monozygotisme hétérocaryote. Thèse pour le Doctorat en
Médecine (Paris).
Bourdy J. J. 1969. Contribution à l'étude du monozygotisme
hétérocaryote. A propos d'un couple fille normale-syndrome de Turner. Thèse
pour le Doctorat en Médecine (Paris).
Dekaban A. 1965. Twins probably monozygotic: one mongoloid with 48
chromosomes; the other normal. Cytogenetics, 4: 228-239.
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artificielle humaine. C.R. Acad. Sci. (Paris), 252: 3148.
Lejeune J., Lafourcade J., Scharer K., Wolff E., Salmon C. Haines M.,
Turpin R. 1962. Monozygotisme hétérocaryote: jumeau normal et trisomique 21.
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Lejeune J. 1968. Adam et Eve ou le monogénisme. Nouvelle Revue
Théologique, 90/2.
Lejeune J., Dutrillaux B., Réthoré M.O., Prieur M. 1973. Comparaison
de la structure fine des chromatides d'Homo sapiens et de Pan troglodytes.
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Biologie, 169: 828-844.
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