Monsieur le Président, Messieurs les membres de la commission,
Mon nom est Jérôme LEJEUNE. Docteur en Médecine et Docteur es
Sciences, j'ai la charge de la consultation et du laboratoire de génétique de
l'hôpital des Enfants Malades dédiés aux patients atteints de débilité
mentale. Après avoir pratiqué la recherche à plein temps pendant dix ans; je
suis professeur de génétique fondamentale à l'Université René
DESCARTES.
Il y a quelque 23 ans j'ai décrit la première maladie chromosomique
dans notre espèce, due au chromosome 21 surnuméraire, typique du mongolisme.
Pour ce travail j'ai eu l'honneur de recevoir le prix KENNEDY des mains du
Président décédé et la WILLIAM ALLEN memorial medal de la Société
Américaine de Génétique Humaine. Je suis membre de l'American Academy of
Arts and Sciences.
Avec mes collègues de l'Institut de Progenèse à Paris, nous nous
attachons à la description des faits fondamentaux de l'hérédité humaine. Par
une étude comparative de nombreuses espèces de mammifères, y compris les
singes anthropoïdes, nous étudions les variations chromosomiques survenues au
cours de l'évolution. Dans notre espèce nous analysons plus précisement les
effets défavorables de certaines aberrations chromosomiques.
Cette année nous avons démontré pour la première fois qu'une maladie
chromosomique peut être améliorée par le traitement. Dans ce syndrome de l'X
fragile, associant une fragilité du chromosome X et un retard mental sévère,
nous avons montré qu'un traitement chimique peut guérir la lésion
chromosomique en cultures de tissus. De plus, un apport approprié de produits
chimiques (monocarbonés et leurs molécules vectrices) améliore en même
temps le comportement et les activités mentales des enfants atteints. Ainsi la
recherche la plus fondamentale sur certains mécanismes de la vie peut mener à une protection directe de vies humaines en danger.
Quand commence un être humain ? Je voudrais tenter d'apporter à cette
question la réponse la plus précise que puisse actuelle-ment fournir la
science. La biologie moderne nous apprend que les ancêtres sont unis a leur
descendants par un lien continu puisque c'est de la fertilisation de la cellule
féminine (l'ovule) par la cellule mâle (le spermatozoïde) qu'émergera un
nouveau mem-bre de l'espèce.
La vie a une très longue histoire, mais chaque individu connaît un
début très précis, le moment de sa conception.
Le lien matériel est le filament moléculaire de l'ADN. Dans chaque
cellule reproductrice ce ruban d'un mètre de long environ, est coupé en
morceaux (23 dans notre espèce). Chaque segment est soigneusement enroulé et
empaqueté (comme une bande magnétique dans une minicassette) si bien qu'il
apparaît, sous le microscope, comme un bâtonnet ; un chromosome.
Sitôt que les 23 chromosomes parternels sont réunis avec les 23
chromosomes maternels, toute l'information génétique nécessaire et
suffisante pour exprimer toutes les qualités innées de l'individu nouveau, se
trouve rassemblée. De même que l'introduction d'une minicassette dans un
magnétophone permet la restitution d'une symphonie, de même le nouvel être
commence à s'exprimer sitôt qu'il a été conçu.
Les sciences de la nature et les sciences juridiques parlent le même
langage. D'un individu jouissant d'une santé robuste, un biologiste dirait
qu'il a une bonne constitution ; d'une société se développant
harmonieusement au bénéfice de tous ses membres, un législateur affirmerait
qu'elle a une Constitution équitable.
Un législateur ne pourrait pas concevoir ce qu'est une loi
particulière avant que tous ses termes n'aient été clairement et Pleinement
définis. Mais lorsque toute cette information a été fournie et que la loi a
été votée, elle peut aider à définir les termes de la Constitution.
La nature opère de la même façon. Les chromosomes sont les tables de
la loi de la vie et quand ils ont été rassemblés dans l'être nouveau (la
procédure de vote est la fécondation) ils décrivent entièrement sa
constitution personnelle.
Le stupéfiant est la miniaturisation de l'écriture. Il est difficile
de croire, bien qu'au delà de tout doute possible, que toute l'information
génétique, nécessaire et suffisante pour construire notre corps et même
notre cerveau, le plus puissant engin à résoudre les problèmes, capable même
d'analyser les lois de l'univers, puisse être résumée au point que son
substratum matériel puisse tenir sur une pointe d'aiguille !
Et encore plus impressionnant est le complexe brassage de l'infor-mation
génétique lors de la maturation des cellules reproductrices, au point que
chaque conceptus revoit une combinaison entièrement originale qui ne s'est
encore jamais produite et ne se reproduira jamais. Chaque conceptus est unique,
et donc irremplaçable. Les jumeaux identiques et les hermaphrodites vrais sont
des exceptions à la règle : un homme une combinaison génétique ; mais, très
curieusement, ces exceptions doivent survenir à l'époque de la conception. Des
accidents plus tardifs ne conduiraient pas à un développement harmonieux.
Tous ces faits sont depuis longtemps connus et chacun s'accordait à dire
que si les bébés éprouvettes existaient, ils démonteraient l'autonomie du
conceptus sur lequel l'éprouvette ne possède aucun titre de propriété. Les
bébés éprouvettes existent maintenant.
Si l'ovule d'une vache est fécondé par le sperme d'un taureau, le
minuscule conceptus, flottant librement dans le liquide, débute immédiatement
sa carrière bovine. Normalement il parcourra en une semaine environ la trompe
de fallope pour atteindre l'utérus. Mais grâce à la technologie moderne il
peut voyager beaucoup plus loin, même au delà de l'océan ! Le meilleur
emballage pour cet être bovin de deux milligrammes est de l'introduire dans la
trompe de fallope d'une lapine (Le transport aérien est moins coûteux que
pour une vache pleine). A l'arrivée, la minuscule animal est soigneusement
retiré et délicatement installé dans l'utérus d'une vache réceptrice. Des
mois plus tard le jeune veau révèle toutes les qualités génétiques qu'il a
reçues de ses vrais parents (les donneurs de l'ovule et du sperme) et ne
montre aucune des qualités de son récipient temporaire (la lapine) ou de sa
nourice utérine.
Combien de cellules sont nécessaires à l'édification d'un individu ?
Des expériences récentes dictent la réponse. Si des conceptus précoces de
souris sont traités par certaines enzymes leurs cellules se désassemblent. En
mélangeant de telles suspensions cellulaires provenant d'embryons différents,
on voit les cellules s'assembler à nouveau. Si cette petite masse est
implantée dans une femelle réceptrice, quelques souriceaux (bien peu il est
vrai) parviennent à se développer, tout à fait normalement. Ainsi que MINTZ
l'avait prédit théoriquement et comme l'ont démontré MARKET et PETER, une
souris chimérique peut dériver de deux ou même de trois embryons, mais pas
plus. Le nombre maximum de cellules coopérant à l'élaboration d'un individu
est de trois.
En plein accord avec cette démonstration empirique, l'oeuf fécondé se
clive normalement en deux cellules, l'une d'elles se divisant immédiatement à nouveau. Ainsi se trouve formé le nombre impair et surprenant de trois
cellules, encapsulé dans leur enveloppe protectrice, la zone pellucide.
Au mieux de notre connaissance actuelle, la condition première de
l'individuation (un stage comportant trois cellules fondamentales) est le
prochain pas, suivant la conception de quelques minutes.
Tout ceci explique pourquoi les Dr EDWARDS et STEPTOE purent être
témoins de la fertilisation in vitro d'un ovule mûr de Madame BROWN par un
spermatozoïde de Monsieur BROWN. Le minuscule conceptus qu'ils implantèrent
quelques jours plus tard dans l'utérus de Madame BROWN ne pouvait être ni une
tumeur, ni un animal. C'était en fait l'incroyablement jeune Louise BROWN,
aujourd'hui agée de trois ans.
La viabilité du conceptus est extraordinaire. Expérimentalement un
conceptus de souris peut être gelé au froid intense [jusqu'à -269 degrés] et
après réchauffement délicat, être implanté avec succès. Pour la
croissance ultérieure, seule une muqueuse utérine réceptrice peut fournir
l'alimentation appropriée au placenta embryonnaire. A l'intérieur de sa
capsule de vie, le sac amniotique, l'être nouveau est exactement aussi viable
qu'un astronaute sur la lune à l'intérieur de son scaphandre ; le
ravitaillement en fluides vitaux doit être fourni par le vaisseau-mère. Cette
nourriture est indispensable à la survie mais elle ne "fait" pas l'enfant ; pas
plus que la navette spatiale la plus perfectionnée ne peut produire un
astronaute. Cette comparaison s'impose encore plus lorsque le foetus bouge.
Grâce à une imagerie ultrasonore très raffinée, le Pr IAN DONALD
d'Angleterre réussit à produire l'an passé, un film montrant la plus jeune
star du monde, un bébé de onze semaines dansant in utéro. Le bébé si l'on
peut dire, joue au trempolin ! Il plie les genoux, pousse sur la paroi,
s'élève puis retombe. Comme son corps à la même densité que le fluide
amniotique il ne ressent guère la pesanteur et danse d'une façon très lente
avec une grâce et une élégance tout à fait impossible en aucun autre endroit
de la terre. Seuls les astronautes dans leur état de non-gravité, parviennent
à une telle douceur de mouvements. A ce propos, pour la première marche dans
l'espace, les techniciens eurent, à décider de l'endroit où s'aboucheraient
les tuyaux apportant les fluides vitaux. Ils choisirent finalement la boucle de
la ceinture du scaphandre, réinventant ainsi le cordon ombilical.
Monsieur le Président, lorsque j'eus l'honneur de témoigner
précédemment devant le Sénat, j'avais pris la liberté d'évoquer le conte
de fée universel de l'homme plus petit que le pouce.
A deux mois d'âge l'être humain a moins d'un pouce de long, du sommet
de la tête à la pointe des fesses. Il tiendrait à l'aise dans une coquille de
noix, mais déjà tout est là : les mains, les pieds, la tête, les organes, le
cerveau, tout est en place. Son coeur bât déjà depuis un mois. Regardant de
plus près on verrait les plis de ses paumes et un diseur de bonne aventure
lirait celle de cette petite personne. Avec un bon appareil grossissant les
empreintes digitales peuvent être décelées. Tous les documents sont
disponibles pour établir sa carte d'identité nationale.
Avec l'extrême sophistication de notre technologie nous avons épié sa
vie privée. Des hydrophones spéciaux enregistrent la musique la plus
primitive : un martèlement sourd profond, rassurant, à 60-70 par minute (le
coeur maternel) et une cadence rapide, aiguë à 150-170 par minute (le coeur
foetal) se superposent, imitant les tempos de la contrebasse et des maracas,
réalisant les rythmes de base de toute musique primitive. Bien primitive il
est vrai puisque c'est la première que toute oreille humaine ait jamais
entendue.
Nous avons maintenant éprouvé ce qu'il sent, entendu ce qu'il écoute,
goûté ce qu'il savoure et nous l'avons vu réellement danser, plein de grâce
et de jeunesse. La Science a transformé le conte de fée de Tom Pouce en une
histoire véridique celle que chacun de nous a vécu dans le ventre de sa
mère.
Et pour vous faire mieux saisir la précision de nos constatations : si,
au tout début, juste après la conception, plusieurs jours avant
l'implantation, une unique cellule était retirée de cet individu semblable à une mûre minuscule, nous pourrions cultiver cette cellule et examiner ses
chromosomes. Si un étudiant, la regardant sous le microscope, était incapable
de reconnaître, le nombre, la forme et l'aspect des bandes de ses chromosomes,
s'il ne pouvait pas dire avec certitude, si cette cellule provient d'un être
simien ou d'un être humain, il serait refusé à son examen.
Accepter le fait qu'après la fécondation un nouvel humain est parvenu
à l'être n'est plus une question de goût ou d'opinion. La nature humaine de
l'être humain, depuis la conception jusqu'à la vieillesse n'est pas une
hypothèse métaphysique mais bien une évidence expérimentale.
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