Très illustre et très honoré Confrère,
Etre auprès de vous le messager de l'Académie des Sciences Morales
et Politiques est un honneur et un bonheur.
L'honneur certes, revenait de droit à . notre confrère Jean Laloy,
mais des raisons de santé ont hélas empêché sa venue.
Reste le bonheur qui m'échoit de remercier publiquement celui qui
oeuvre inlassablement pour la survie des hommes.
Comme, vous le savez, mon Cher Confrère, les biologistes aussi
redoutent les radiations atomiques. Vous, les fils de Tubal-Caïn, vous avez
forgé, à coups de génie, des armes énormes capables d'écraser notre monde;
nous, les fils d'Esculape, nous tentons de comprendre, voire de réparer, les
malfaçons du destin.
Si nous sommes unis dans la même croisade, c'est que nous butons sur
la même évidence : il n'existe aucun remède technologique ou médical aux
ravages abominables d'une extermination atomique.
Vous avez été, vous êtes et vous serez encore, mon Cher Confrère,
l'un des protagonistes de cette tragédie de l'homme menacé par la démesure
du pouvoir qu'il s'est arrogé.
Avec quelques-uns des physiciens de ce temps vous avez illustré ce
terrible et merveilleux esprit prométhéen qui nous pousse à maîtriser le feu
des étoiles. Souvenez-vous que Prométhée fut enchaîné par les dieux ! Et
pourtant il n'avait dérobé que la foudre et non pas de l'énergie
thermo-nucléaire qui fait étinceler les soleils.
Vous avez connu, mon Cher Confrère, après les honneurs les plus
grands, les disgrâces les plus rudes... mais on n'enchaîne pas les
idées.
Votre éloignement en un lieu que les touristes ne visitent guère
vous a conféré, si je puis dire, une gloire toponymique; tous les français,
pourtant assez peu portés sur la géographie, connaissent maintenant cette
ville ignorée : Gorki ?... Ah oui, Sakharov !
Mais, ne croyez pas, mon Cher Confrère, que vous, physiciens, portiez
seuls le fardeau de l'avenir.
Vous avez déchaîné les forces de la matière, mais les biologistes
démêlent aujourd'hui l'écheveau de la vie. Ces fils avec lesquels les
Parques ourdissaient l'existence des mortels, ces minuscules filaments d'ADN,
nous pouvons les lier et les délier. Nous apprenons à déchiffrer la destinée
de l'être et nous pouvons déjà , au moins partiellement, la modifier.
Si la physique a suivi l'exemple de Prométhée, la biologie risque de
prendre aujourd'hui le Docteur Faust pour modèle : fabriquer l'homme à notre
guise n'est-ce pas la tentation de l'orgueil absolu ?
Faust et Prométhée ne sont pas seulement des figures mythiques : ils
représentent les deux faces de la puissance moderne.
Les dirigeants politiques ont des responsabilités immenses et les
scientifiques ont le devoir de leur révéler qu'il n'existe aucune
échappatoire à cette constatation brutale : " La science seule ne peut pas
sauver le monde : la technologie est cumulative, la sagesse ne l'est pas ".
De même, qu'en chacun de nous le coeur et la raison ne font pas
toujours bon ménage, de même, dans les nations la morale et la politique ne
vivent pas toujours en bonne intelligence. Et pourtant, cette intelligence est
le seul espoir possible : la raison peut aussi s'emporter et c'est le coeur qui
la raisonne !
Pour que la civilisation perdure, il faudra nécessairement que la
politique se conforme à la morale; à cette morale qui transcende toutes les
idéologies parce qu'elle est inscrite au plus profond de nous, par cet
impénétrable décret qui gouverne à la fois les lois de l'Univers et la
nature des hommes.
Permettez-moi, mon Cher Confrère, de vous remettre ce diplôme
d'appartenance à l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Votre vie et
votre oeuvre montrent que la dignité des savants est de relier, malgré tout,
la politique, la morale et la science.
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